Confirmation que la résiliation des marchés publics à bons de commande conclus sans minimum n'entraîne aucun préjudice pour le titulaire
La Cabinet a obtenu de la Cour administrative d’appel de Paris la reconnaissance de l'absence de préjudice pour le titulaire d'un marché à bons de commande conclu sans minimum en cas de résiliation. L’établissement public à caractère industriel et commercial Agence française d’expertise technique internationale a été créé par l’article 13 de la loi n° 2014-773 du 7 juillet 2014 d'orientation et de programmation relative à la politique de développement et de solidarité internationale.
Le décret n° 2014-1556 du 29 décembre 2014 est venu définir les missions ainsi que les modalités d’organisation et de fonctionnement de ce nouvel établissement public de l’Etat, qui a pris la dénomination « Expertise France ». Il résulte de la fusion, au 1er janvier 2015, de six opérateurs publics actifs dans le domaine de l’assistance et de la coopération technique internationale. Expertise France poursuit une mission d’intérêt général à l’international consistant notamment à renforcer les capacités des administrations, collectivités locales et autres organismes des pays partenaires pour définir, piloter et mettre en œuvre des politiques publiques adaptées aux besoins de leur population.
Quelques mois avant l’intervention de la loi du 7 juillet 2014, l’établissement public à caractère industriel et commercial « France expertise internationale » (FEI), depuis fusionné au sein d’Expertise France, avait conclu, sur le fondement de l’ordonnance n° 2005-649 du 6 juin 2005 qui lui est applicable, un marché public à bons de commande avec une société spécialisée dans les services de réservation de voyages et activités connexes. Plus précisément il s’agissait d’assurer la fourniture de titres de transport aérien ou ferroviaire pour les déplacements organisés par l’établissement public dans le cadre de ses missions. Par un courrier en date du 23 décembre 2014, le Directeur général adjoint de FEI a notifié à la société titulaire du marché sa décision de procéder à la résiliation de celui-ci pour motif d’intérêt général. Par un courrier en date du 13 janvier 2015, la société titulaire a entendu contester la décision de résiliation et solliciter le versement de la somme de 83.432 euros HT en réparation du préjudice qu’elle estimait avoir subi du fait de la mesure de résiliation. S’étant vu opposer un refus à cette demande, elle a saisi le Tribunal administratif de Paris d’un recours de plein contentieux tendant à voir indemniser son préjudice par Expertise France – venu aux droits de FEI – à hauteur de 100.118,40 euros TTC. Ce recours a finalement été rejeté (TA Paris, 30 septembre 2016, société Wagram voyages, n° 1520643/3-2). C’est de ce jugement qu’était saisie la Cour administrative d’appel de Paris dans la décision commentée.
Précisons d’emblée que le cadre contentieux dans lequel la Cour devait juger le litige était celui d’un simple recours indemnitaire. En effet, le recours de plein contentieux ouvert par le Conseil d’Etat au cocontractant de l’administration pour contester la validité d’une mesure de résiliation doit être exercé dans un délai de deux mois à compter de la date à laquelle le destinataire de la mesure de résiliation a été informée de celle-ci (CE, 21 mars 2011, Commune de Béziers, n° 304806), sans qu’un recours gracieux ne puisse préserver les délais de recours (CE, 30 mai 2012, SARL Promotion de la restauration touristique, n° 357151). Dès lors, le recours gracieux du 13 janvier 2015 n’ayant pu proroger le délai pour effectuer un recours contestant la validité de la mesure de résiliation, il était expiré au jour de la saisine du Tribunal administratif de Paris. Il appartenait donc à la Cour de déterminer si la résiliation d’un marché à bons de commande conclu sans minimum était susceptible de générer des préjudices indemnisables pour le titulaire ainsi congédié.
La mesure de résiliation à l’origine du litige avait été prise à la suite de l’intervention de la loi précitée du 7 juillet 2014 : tirant les conséquences de la fusion en cours de FEI dans un nouvel établissement public et du transfert subséquent d’activités, son directeur général faisait valoir que la dissolution de l’établissement ne permettait plus d’envisager légalement la poursuite du marché de services dans le nouveau contexte juridique. Néanmoins, la société requérante soutenait que la résiliation était illicite au regard de l’absence de motif d’intérêt général la justifiant : elle estimait d’une part que la loi n’imposait aucune réorganisation et, d’autre part, qu’en prévoyant expressément une substitution de plein droit d’Expertise France aux structures fusionnées dans les contrats passés pour l’exécution de ses missions, le législateur avait implicitement interdit toute résiliation qui prendrait la fusion pour motif.
La faculté de résiliation unilatérale pour motif d’intérêt général, qui fait partie des règles générales applicables aux contrats administratifs (CE, 2 mai 1958, Distillerie de Magnac-Laval, Rec., p. 246), est une illustration classique du régime juridique exorbitant du contrat administratif. La jurisprudence estime que la réorganisation du service public est un motif d’intérêt général valable pour justifier une mesure de résiliation d’un contrat administratif (CE, 26 février 1975, Société du port de pêche de Lorient, n° 86185), tout comme les modifications dans les besoins et le fonctionnement du service public (CE, 23 mai 1962, Société financière d’exploitation industrielle, Rec., p. 342). Dans ce cadre, le Conseil d’Etat a pu estimer justifiée une résiliation motivée par la modification du capital social de la société contractante (CE, 31 juillet 1996, Société des téléphériques du massif du Mont-Blanc, Rec, p. 334) ou encore une résiliation fondée sur la volonté d’adopter un nouveau mode de gestion de l’activité d’hôtellerie et de restauration (CE, 19 janvier 2011, Commune de Limoges, n° 323924). Il avait également implicitement déjà accepté que l’intervention d’une loi modifiant les conditions dans lesquelles l’activité administrative d’une entité s’exerce soit un motif d’intérêt général justifiant la résiliation des contrats en cours afin d’adapter l’activité administrative (CE, 2 février 1987, Société TV 6, Rec., p. 29), c’est-à-dire une situation assez proche du cas d’espèce.
C’est la raison pour laquelle, reprenant les mots du tribunal administratif, la Cour a jugé qu’à la suite de la loi du 7 juillet 2014, la réorganisation du secteur concerné « imposait de revoir les besoins du pouvoir adjudicateur » et « qu'un groupement de commandes a été mis en place afin d'assurer l'attribution d'un accord-cadre ayant pour objet (…) des missions plus larges que celles initialement confiées à la société requérante par le marché résilié ». Dès lors, la décision de résilier le marché litigieux reposait bien sur un motif d'intérêt général. Néanmoins, l’argument majeur de la société requérante pour étayer l’absence de motif d’intérêt général tenait en ce que la loi du 7 juillet 2014 prévoyait expressément le transfert des contrats précédemment conclus par l'établissement public FEI à l’établissement public nouvellement créé, soit Expertise France. Elle faisait valoir qu’une résiliation ne pouvait légalement se fonder sur la fusion opérée par le législateur dès lors que celui-ci avait entendu opérer le transfert de plein droit des contrats en cours d’exécution à la nouvelle structure. La Cour a néanmoins jugé que « cette circonstance ne privait pas pour autant le pouvoir adjudicateur, de la faculté de résilier unilatéralement ledit contrat pour un motif d'intérêt général, tel que celui tiré de la réorganisation du service ».
De façon assez évasive, le rapporteur public, M. Baffray, avait estimé dans ses conclusions que le motif de la résiliation était « suffisamment avéré, bien qu’il ne soit pas si évident ». A l’examen il apparaît que la Cour a entendu interpréter la loi de façon pragmatique et dans un souci de préserver la liberté contractuelle de l’autorité administrative. En effet, l’établissement public FEI devait manifestement tenir compte de l’intervention de la loi, du fait qu’il allait fusionner avec cinq autres entités au sein d’Expertise France et que le marché conclu avec la société requérante n’était pas adapté à cette réorganisation. Dans les faits, tous les marchés des entités fusionnées au sein d’Expertise France avec des agences de voyage ont d’ailleurs été soit résiliés soit non reconduits. Dès lors, la solution de la décision commentée illustre parfaitement la conception libérale du juge en la matière qui, tout en contrôlant l’existence d’un réel motif d’intérêt général justifiant la résiliation, n’en demeure pas moins souple sur l’appréciation de celui-ci. In fine, la Cour a rejeté la demande d’indemnité au titre de l’illégalité de la mesure de résiliation par voie de conséquence du bien-fondé de cette mesure.
Bien que la résiliation ait été jugée légale, la Cour devait tout de même se prononcer sur les autres demandes indemnitaires de la société requérante dès lors qu’elles n’étaient pas fondées sur la faute de l’administration, mais sur le bénéfice dont elle a été privée en raison de la résiliation anticipée du marché, ainsi que sur le remboursement de frais de personnel, soit de la perte subie au titre des salaires versés à une employée qui aurait été recrutée pour l’exécution du marché. Or, FEI, qui ne pouvait connaître à l’avance la fréquence et la quantité de ses besoins, avait privilégié l’application des dispositions de l’ordonnance du 6 juin 2005 permettant de conclure un marché à bons de commande sans minimum en valeur ou en quantité, c’est-à-dire un marché exécuté au fur et à mesure que l’administration aurait jugé opportun d’émettre des bons de commande.
La nature particulière de ce contrat explique que, dans ses conclusions, le rapporteur public, M. Baffray, avait considéré que le problème pour la société requérante était « que le marché résilié était à bons de commande et ne fixait pas un minimum de commande, donc de montant initial ». En l’absence d’un minimum de prestations, le cocontractant ne peut pas prétendre à l’indemnisation d’une perte de bénéfice du fait de la résiliation anticipée du contrat, aucun gain ne lui étant dû. C’est ainsi qu’après avoir noté que le pouvoir adjudicateur ne s’était pas engagé à « commander une quantité ou un volume de prestations déterminé pendant la durée d’exécution du marché à bons de commande en cause », la Cour a jugé que la société requérante ne pouvait « prétendre à l’indemnisation du bénéfice dont elle a été privée » : en l’absence de minimum en valeur ou en quantité, le manque à gagner n’est pas indemnisable. On peut relever que, sur ce point, les juges de première instance avaient été encore plus explicites dans leur formulation en considérant que la société requérante n’était pas fondée « à solliciter l’indemnisation d’une perte de bénéfice » : selon eux, en absence de minimum le cocontractant n’est en réalité privé d’aucun bénéfice.
S’agissant de l’indemnisation de la perte subie à la suite de la résiliation, la Cour a estimé qu’en l’absence de minimum, il ne résultait pas de l’instruction que l’exécution du marché impliquait un recrutement, et que l’employée en cause aurait été recrutée exclusivement pour les besoins du marché. Ce faisant, elle a clairement ménagé la possibilité, pour le titulaire dont le contrat a été résilié, d’établir l’existence d’un préjudice de perte subie en raison de la résiliation et de le voir indemnisé. Dès lors, par principe, la résiliation d’un marché à bons de commande sans minimum n’empêche pas l’indemnisation de la part des frais et investissements éventuellement engagés pour le marché et strictement nécessaires à son exécution. L’intérêt de la solution adoptée par la Cour est alors de permettre la détermination précise du régime de chaque préjudice invoqué par le titulaire.