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Actes de droit souple: la justiciabilité nouvelle des délibérations de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique

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La possibilité désormais ouverte aux requérants de contester devant le juge administratif la légalité de mesures dites de droit souple constitue sans nul doute l’innovation la plus importante du contentieux administratif de ces dernières années. Riche de potentialités que la jurisprudence pourra explorer au gré de l’imagination des plaideurs et des développements du contentieux, eux-mêmes inextricablement liés à la diversification de l’activité administrative, elle vient néanmoins sérieusement questionner tant l’office exacte du juge de l’excès de pouvoir que la définition de l’acte administratif, voire l’utilité de cette définition.

En ouvrant une nouvelle brèche, assez singulière dans sa formulation, dans la théorie classique des actes faisant grief, la décision commentée vient ouvrir de nouvelles perspectives de restructuration du contentieux administratif.

Afin de renforcer la transparence de la vie publique ainsi que les garanties de probité et d’intégrité des élus, la loi n° 2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique a mis en place une Haute autorité pour la transparence de la vie publique (ci-après « la Haute autorité »), chargée notamment d’apprécier l’exhaustivité, l’exactitude et la sincérité de la déclaration de situation patrimoniale que de nombreux responsables publics (plus de 15 000 responsables publics, élus et agents publics, sont concernés) sont tenus de lui adresser après leur entrée en fonction. C’est dans ce cadre législatif que Marion Anne Perrine Le Pen, dite communément Marine Le Pen, a été élue, le 18 juin 2017, députée à l’assemblée nationale, au second tour des élections législatives dans la onzième circonscription du Pas-de-Calais. Dans la foulée, elle a adressé, le 28 juillet 2017, une déclaration de situation patrimoniale à la Haute autorité en application de l’article LO 135-1 du code électoral. Par une délibération n° 2018-145 en date du 12 septembre 2018, la Haute autorité a estimé que cette déclaration ne pouvait être considérée comme exhaustive, exacte et sincère et a invité, en conséquence, Mme Le Pen à faire valoir ses observations. Après les avoir recueillies, la Haute autorité a décidé, par sa délibération n° 2018-168 du 24 octobre 2018, d’assortir la publication de la déclaration de situation patrimoniale de la députée d’une appréciation constatant l’existence de manquements portant atteinte au caractère exhaustif, exact et sincère de la déclaration.

C’est cette délibération, en tant qu’elle est le support de cette appréciation négative, que la requérante a entendu contester par un recours pour excès de pouvoir déposé devant le Tribunal administratif de Paris. Faisant application des dispositions de l’article R. 311-1 du Code de justice administrative, qui donnent compétence au Conseil d’Etat pour connaître en premier et dernier ressort des recours dirigés contre les décisions prises notamment par la Haute Autorité au titre de sa mission de contrôle ou de régulation, le Tribunal lui a transmis le recours par ordonnance (TA Paris, Ordonnance, 14 décembre 2018, Mme Le Pen, n° 1822974).

Le recours critiquait tout à la fois l’impartialité de la Haute autorité, la procédure au terme de laquelle elle avait adopté la délibération querellée et le fond même des appréciations de celle-ci. Ce n’est toutefois pas la difficulté ou l’originalité des moyens soulevés qui ont justifié le renvoi de l’affaire devant l’assemblée du Conseil d’Etat mais bien la question de savoir si une telle délibération, dépourvue de caractère décisoire, pouvait être qualifiée de mesure de droit souple faisant grief. En consacrant la justiciabilité des appréciations de la Haute Autorité (I), le Conseil d’Etat a adopté une solution dont les conséquences sont difficiles à saisir, mais qui est susceptible de bouleverser en profondeur l’état du contentieux (II).
I.- La justiciabilité des appréciations de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique

Le Conseil d’Etat a procédé à une nouvelle définition des actes de droit souple (A) s’accompagnant d’une adaptation de l’office du juge à la spécificité de la délibération querellée (B).

A.- Une nouvelle définition des actes de droit souple

La solution rendue dans la décision commentée portant sur un acte de la Haute autorité, il convient de saisir à la fois la façon dont le Conseil d’Etat a présenté la mission de celle-ci et les effets attachés à ses actes.

1) Les conditions dans lesquelles le Conseil d’Etat se trouvait saisi de la requête devait le mener à s’interroger sur les suites à donner à sa jurisprudence désormais classique – elle a les honneurs du GAJA - issue des arrêts Société Fairvesta International GMBH et autres et Société NC Numericable (CE, 21 mars 2016, Société Fairvesta International GMBH et autres, n° 368082 ; CE, 21 mars 2016, Société NC Numericable, n° 390023). Dans ces arrêts, le Conseil d’Etat avait confirmé que « les avis, recommandations, mises en garde et prises de position adoptés par les autorités de régulation dans l’exercice des missions dont elles sont investies, peuvent être déférés au juge de l'excès de pouvoir lorsqu'ils revêtent le caractère de dispositions générales et impératives ou lorsqu’ils énoncent des prescriptions individuelles dont ces autorités pourraient ultérieurement censurer la méconnaissance ». Cela avait déjà été jugé précédemment part deux décisions rendues le même jour (CE, 11 octobre 2012, société ITM Entreprises, n° 346378 et CE, 11 octobre 2012, société Casino-Guichard-Perrachon, n° 357193.

Il avait surtout ajouté que ces mêmes actes pouvaient faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir « lorsqu'ils sont de nature à produire des effets notables, notamment de nature économique, ou ont pour objet d’influer de manière significative sur les comportements des personnes auxquelles ils s’adressent (nous soulignons) ». Par ce considérant de principe, venant compléter substantiellement la jurisprudence antérieure, le Conseil d’Etat permettait la contestation par la voie de l’excès de pouvoir d’actes des autorités de régulation traditionnellement exclus de son prétoire car dépourvus du caractère décisoire, alors même qu’ils produisent directement des effets importants – mais purement factuels - sur le comportement des acteurs des secteurs concernés. On rappellera, à ce stade, que dans ses conclusions sur l’une des décisions précitées, Suzanne von Coester définissait le droit souple comme « des instruments qui s’apparentent aux règles, en ce qu’ils ont pour objet de modifier ou d’orienter les comportements de leurs destinataires, mais sans créer par eux-mêmes de droits ou d’obligations » (Conclusions sur CE, 21 mars 2016, Société Fairvesta International GMBH et autres, précité).

La décision commentée s’inscrit bien dans cette logique jurisprudentielle tout en renouvelant tant ses tenants que ses aboutissants : le considérant clé de la décision modifie en substance la formulation de celui des jurisprudences Fairvesta et Numericable. Le Conseil d’Etat a commencé par relever que l’appréciation dont la Haute autorité « estime utile d’assortir la déclaration de situation patrimoniale d’un député constitue une prise de position quant au respect de l’obligation d’exhaustivité, d’exactitude et de sincérité qui pèse sur l’auteur de cette déclaration » ; puis il a jugé qu’ « alors même qu’elle est dépourvue d’effets juridiques, cette prise de position d’une autorité administrative, qui est rendue publique avec la déclaration de situation patrimoniale (…), est de nature à produire, sur la personne du député qu’elle concerne, des effets notables, notamment en termes de réputation, qui au demeurant sont susceptibles d’avoir une influence sur le comportement des personnes, et notamment des électeurs, auxquelles elle s’adresse (nous soulignons)». Dès lors, le juge en tire pour conséquence qu’une telle prise de position est un acte faisant grief au député « dont la déclaration de situation patrimoniale fait l’objet de l’appréciation ainsi rendue publique ».

2) Afin de déterminer les effets susceptibles d’être générés par les actes de la Haute autorité, le Conseil d’Etat a expressément mentionné dans la décision les articles LO 135-1 et suivants du Code électoral et en a profité pour préciser les conditions dans lesquelles la Haute autorité exerce son pouvoir d’appréciation des déclarations de patrimoine. Si elle dispose de la faculté – dont elle avait fait usage en l’espèce comme dans d’autres - d’assortir la déclaration qu’elle rend publique d’une appréciation quant à son exhaustivité, son exactitude et sa sincérité, le législateur a tenu à ce que le bureau de l’Assemblée Nationale connaisse de tout manquement qu’elle a constaté, afin de pouvoir lui réserver les suites qu’il estime appropriées en matière déontologique et disciplinaire. En revanche, « les règles qu’il a posées en ce qui concerne la transmission du dossier au parquet n’imposent à la Haute autorité d’y procéder, eu égard aux finalités d’une telle transmission, que lorsqu’elle estime qu’il est suffisamment caractérisé que le manquement qu’elle a constaté procède d’une omission substantielle ou d’une évaluation mensongère ». Autrement dit, en la matière, la Haute autorité n’a aucune obligation de saisir le parquet d’un manquement qui ne serait que léger (comme c’était le cas en l’espèce). Ainsi, la Haute autorité n’est pas en situation de compétence liée sur ce point, ce qui est important pour deux raisons : tout d’abord, cela minimise la portée de la déclaration en cause, puisque celle-ci n’aura, a priori, aucune suite pénale, faute pour le parquet d’être saisi du dossier. Toutefois, même avec une publicité limitée, rien n’interdirait à un tiers prenant connaissance d’une telle déclaration, de considérer que le manquement est substantiel et de tenter de déclencher l’action public par un signalement voire par une plainte avec constitution de partie civile – une telle hypothèse est loin d’être purement théorique quand on observe la mode de fonctionnement de certaines associations de lutte contre la corruption dans la vie publique, qui ont parfois, si l’on nous passe l’expression triviale, la volonté – peut-être légitime, c’est un autre débat - d’être plus royaliste que le roi, ici plus transparent que les organismes chargés d’assurer la transparence. Précisément, ce qui a emporté la conviction du juge, c’est le fait qu’une publicité de la délibération de la Haute autorité est organisée en préfecture et que les électeurs inscrits sur les listes électorales ont la faculté de transmettre à la Haute autorité toute observation écrite. On ajoutera qu’ils ont aussi la faculté de rendre public ce qu’ils ont consulté, voire les conclusions qu’ils en tirent (que l’on songe à l’usage qu’un journaliste pourrait faire d’une appréciation négative relative à la personne d’un élu, voire à la publication de celle-ci sur les réseaux sociaux par un adversaire politique).

Sans ajouter de condition - l’acte produit des effets notables à l’égard de son destinataire ou est susceptible d’influer le comportement des personnes auxquelles il s’adresse, le Conseil d’Etat ne fait qu’ajouter les effets « en termes de réputation » à la catégorie des « effets notables », ce qui est à la fois peu et beaucoup, compte-tenu de l’élasticité du critère de la réputation, a fortiori dans une société de communication excessive. La délibération attaquée faisait grief en ce que sa publicité aurait pu influer sur l’image publique de la requérante à l’égard de ses électeurs. Une telle solution entre inévitablement en résonnance avec la décision du Conseil constitutionnel relative à la loi instaurant la Haute autorité, qui avait jugé dans considérant 40 « qu'aucune des dispositions qui organisent les modalités selon lesquelles la Haute autorité prend ces décisions ou avis n'a pour effet d'inverser la charge de la preuve quant à l'existence des situations de fait dont ces décisions supposent le constat et à l'appréciation de ces situations au regard des règles de conflits d'intérêts et d'incompatibilité (et) que ces dispositions n'ont pas davantage pour effet de restreindre le droit du député ou du sénateur intéressé de contester les décisions de cette autorité devant la juridiction compétente » (Décision n° 2013-675 DC du 9 octobre 2013).

Précisons encore, à ce stade de notre étude, que dans ses conclusions sur la décision commentée, le rapporteur public, Anne Iljic, a tenu à préciser que la même solution vaudrait pour les appréciations assortissant le cas échéant les déclarations de patrimoine des membres du gouvernement, qui sont mises en ligne sur le site de la Haute autorité (soit une publicité renforcée). Le critère décisif ici est donc celui de la publicité conférée à l’appréciation négative car comme le relevait A. Iljic « le seul fait pour la Haute Autorité d’assortir une déclaration de patrimoine accessible à tout électeur d’une appréciation mettant en doute son caractère exact, sincère et complet suffit (…) à franchir le seuil de minimis d’effets déclenchant l’ouverture du recours pour excès de pouvoir, eu égard à l’exigence d’intégrité et de probité, en un mot d’exemplarité, qui pèse sur les parlementaires ». Reste alors à connaître le contrôle exercé sur ces déclarations.

B.- L’adaptation de l’office du juge de l’excès de pouvoir

L’un des autres enjeux de la décision commentée était d’adapter à la délibération querellée la spécificité de l’office du juge de l’excès de pouvoir en matière de droit souple, à savoir, selon les décisions Fairvesta et Numericable, « examiner les vices susceptibles d’affecter la légalité de ces actes en tenant compte de leur nature et de leurs caractéristiques, ainsi que du pouvoir d’appréciation dont dispose l’autorité de régulation (nous soulignons) ». Autant dire qu’en la matière, le contrôle de légalité des actes de droit souple est appelé à s’exercer selon des modalités adaptées à la particularité de ces actes, à savoir de n’être pas – ou pas totalement - juridiques.

La requérante soulevait deux moyens de légalité externe tirés de la méconnaissance des exigences d’indépendance et d’impartialité, et du caractère contradictoire de la procédure suivie par la Haute autorité, mais également des moyens de légalité interne visant principalement les appréciations de fond de la Haute autorité.

1) La requérante soutenait tout d’abord que la Haute autorité méconnaissait les exigences d’indépendance et d’impartialité en raison d’une confusion des fonctions de poursuite et de sanction dans son organisation interne. Rappelant que la délibération par laquelle la Haute autorité décide d’assortir la déclaration de situation patrimoniale d’un député d’une appréciation ne constitue pas une sanction ayant le caractère d’une punition, ainsi que l’avait précédemment jugé le Conseil constitutionnel (décision précitée du 9 octobre 2013), le Conseil d’Etat a rejeté comme inopérant le moyen tiré de la méconnaissance de l’article 6 de la convention européenne des droits de l’homme. Il a néanmoins tenu à préciser, au fond, reprenant une solution classique, qu’« eu égard à la nature des attributions conférées à la Haute autorité pour l’examen des déclarations de situation patrimoniale, la circonstance que les différentes fonctions exercées au cours de la procédure dont elle a la charge n’ont pas été confiées à des organes distincts ne saurait, par elle-même, traduire un manquement à l’indépendance et à l’impartialité de cette autorité ».

La requérante soutenait également qu’avait été méconnu le principe du caractère contradictoire de la procédure dès lors que la Haute autorité ne lui avait pas transmis l’ensemble des éléments que l’autorité fiscale lui avaient communiqués. Si en l’espèce, il ressortait du dossier que le moyen manquait en fait, le Conseil d’Etat a apporté une précision importante en jugeant qu’afin « de mettre l’intéressé à même de présenter ses observations, la Haute autorité est tenue de communiquer au député qui lui en fait la demande l’ensemble des éléments, recueillis notamment auprès de l’administration fiscale, sur lesquels elle entend se fonder pour porter son appréciation ». Comme le relevait Anne Iljic, dans ses conclusions, il s’agit d’un cas particulier dans lequel « alors même que n’est pas en cause une procédure de sanction, la communication du dossier constitue la seule manière de permettre à l’intéressé de s’opposer utilement aux mesures dont il fait l’objet, de sorte que l’administration doit lui communiquer les éléments sur lesquels elle s’est fondée s’il en fait la demande ». Dès lors effectivement, « le fait que le travail de la Haute Autorité repose essentiellement sur l’exploitation d’éléments transmis par le fisc (…) impose qu’ils soient communiqués à l’intéressé s’il en fait la demande, car ce dernier ne peut utilement se défendre s’il n’en a pas connaissance ». Cette précision, qui peut paraître accessoire ici, pourrait avoir son importance à l’avenir, la Haute autorité étant obligé, avant de rendre publique toute appréciation, d’organiser un véritable dialogue contradictoire avec l’intéressé sur des données dont on peut penser qu’elles seront parfois fortement débattues car sujettes à interprétation.

2) S’agissant de la qualification juridique des faits, la requérante critiquait les appréciations de la Haute autorité en estimant qu’elle avait commis des erreurs, notamment ou dans l’évaluation d’un bien immobilier situé dans les Hauts-de-Seine qu’elle détient en indivision (elle reprochait pêle-mêle à la Haute autorité de ne pas avoir tenu compte des conséquences d’un incendie ayant causé de graves dommages au bien concerné, de ne pas avoir considéré le bâtiment mitoyen comme un bien atypique justifiant une valorisation minorée dudit bien ou encore d’avoir opté pour une méthode d’évaluation par comparaison avec des biens intrinsèquement similaires plutôt qu’une méthode de valorisation par capitalisation des revenus).

La réponse à donner à ces moyens ne semblait pas poser de difficulté au fond ; l’assemblée du contentieux devait néanmoins déterminer si le degré de son contrôle de l’acte contesté en l’espèce se limitait, comme il semblait en aller jusque-là en matière de droit souple, à l’erreur manifeste d’appréciation, c’est-à-dire un contrôle restreint de la qualification juridique des faits opérée par la Haute autorité. Dans ses conclusions, Anne Iljic invitait l’assemblée du contentieux à exercer un contrôle entier, au motif que « les obligations déclaratives pesant sur les parlementaires sont définies de manière très précise par le code électoral et la technicité des appréciations portées sur la valorisation des biens en cause n’est pas telle que vous ne puissiez exercer qu’un contrôle de l’erreur manifeste ». Elle fut suivie par l’assemblée du contentieux qui a répondu précisément dans sa décision aux arguments de la requête en validant l’appréciation de la haute autorité, notamment sur l’évaluation du bien immobilier en cause. Ainsi, loin de se retrancher derrière les observations de la Haute autorité, le Conseil d’Etat a décidé de reprendre dans son intégralité les éléments factuels et d’appréciation relatifs à la situation de l’immeuble pour contrôler la délibération. Il a ainsi pleinement assumer d’exercer un contrôle entier de la légalité de l’acte, quand bien même la portée d’un tel contrôle demeure l’une des questions posées par la jurisprudence Fairvesta.

Ainsi, à travers la décision commentée, non seulement le Conseil d’Etat étend le domaine du droit souple susceptible de faire l’objet d’un contrôle de légalité dans le cadre du recours pour excès de pouvoir, mais il accroit sensiblement son contrôle sur ceux de ces actes dont il estime qu’ils ne font montre d’aucune technicité particulière. Une telle solution ne manque pas de nécessiter une analyse en profondeur.

II.- Une solution susceptible de modifier en profondeur l’état du contentieux
La grande originalité de la décision commentée est de consacrer l’éviction de la notion de régulation de la définition des actes de droit souple susceptibles de recours (A) en même temps qu’elle contribue à une perte de lisibilité de la jurisprudence relative à l’acte faisant grief (B).

A.- L’éviction de la notion de régulation de la définition des actes de droit souple

La notion d’autorité de régulation semblait limiter la nouvelle voie de droit ouverte à la contestation des actes de certaines autorités ayant une compétence spécifique pour « orienter, soutenir, contraindre, protéger ou encore modeler les opérateurs économiques agissant sur le marché » (S. Nicinski, Droit public des affaires, Paris, Montchrestien, 3e éd., 2012, p. 19). Dès lors, l’une des questions centrales que posait la jurisprudence Numericable était celle de savoir si l’évolution jurisprudentielle amorcée pourrait inclure, in fine, les actes d’autorités administratives classiques, c’est-à-dire à la fois non indépendantes sur le plan organique, et non limitées à des activités de régulation sur le plan matériel. Dans ce cadre, un rapide survol de la jurisprudence en la matière depuis 2016 permet de saisir l’apport de la décision commentée, qui apparaît alors comme une forme d’assomption.

1) Avant la décision commentée, la justiciabilité des actes de droit souple n’était pas demeurée cantonnée à la sphère de la régulation économique. Ainsi, le Conseil d’Etat avait admis la recevabilité d’un recours pour excès de pouvoir contre une délibération du Conseil supérieur de l’audiovisuel et deux communiqués de presse relatifs à un message télévisuel qui avait eu pour effet « d'influer de manière significative sur le comportement des services de télévision, en les dissuadant de procéder à l'avenir au sein de séquences publicitaires à de nouvelles diffusions du message litigieux ou à la diffusion de messages analogues » (CE, 10 novembre 2016, Mme Marcilhacy et autres, n° 384691 et suivants). Dans ses conclusions sur cet arrêt, le rapporteur public, Laurence Marion, avait clairement indiqué que le Conseil supérieur était une autorité de régulation et qu’il convenait de ne pas limiter les effets de la jurisprudence Fairvesta « au seul droit de la régulation économique » et aux « intérêts économiques ». Pour autant, elle restait clairement cantonnée à la sphère des activités de régulation au sens large. Ce qui n’excluait nullement que soient concernées des activités d’autorités administratives non indépendantes. Récemment, le rapporteur public, Charles Touboul, avait ainsi relevé que l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé, malgré son statut d’établissement public, pouvait être regardée comme une autorité de régulation susceptible de produire des actes de droit souple, la jurisprudence Fairvesta n’ayant « jamais été pensée ni exprimée pour se limiter à celles constituées sous forme d’autorités administratives ou publiques indépendantes » (Conclusions sur CE, 8 juillet 2019, Mme Senn et autres, n° 422582 et 426486).

Pour autant, demeuraient exclus les actes pris à un autre titre que l’activité de régulation. C’est ainsi que le Conseil d’Etat a jugé que les recommandations du Défenseur des droits non rendues publiques, alors même qu'elles auraient une portée générale, ne constituent pas des décisions administratives susceptibles de faire l'objet d'un recours pour excès de pouvoir (CE, 22 mai 2019, M. A..., n° 414410). Ce faisant, il avait refusé de rechercher si ces recommandations ne pouvaient pas pour autant être considérés comme des actes de droit souple susceptibles d’avoir des effets notables, possibilité expressément écartée par Gilles Pellissier dans ses conclusions sur l’arrêt, au motif que le défenseur des droits ne constituait pas une autorité de régulation.
2) Il existait pourtant déjà des signes clairs d’une volonté interne au Conseil d’Etat d’étendre sensiblement la définition de la notion de régulation. Ainsi, le Conseil d’Etat avait accepté d’apprécier la légalité un arrêté ministériel déterminant des recommandations de bonnes pratiques en matière de diagnostic prénatal et de diagnostic préimplantatoire (CE, 16 décembre 2016, Fondation Jérôme Lejeune, n° 392557). La solution relative à la justiciabilité de l’acte demeurait néanmoins implicite (l’arrêt avait pourtant été fiché sur ce point) et sa justification restait embryonnaire, le rapporteur public, Jean Lessi se contentant de relever que le ministre pouvait « difficilement être regardé comme une autorité de « "régulation" » mais relevant notamment que « compte tenu en outre du sujet sensible de ces recommandations, la recevabilité doit être admise ».

Plus récemment, dans une espèce où le Conseil d’Etat avait rejeté au fond un recours visant la légalité d’une note de la direction générale de l'administration et de la fonction publique, son rapporteur public, Guillaume Odinet, l’avait expressément invité, dans ses conclusions, à considérer que la note constituait un acte de droit souple en argumentant en faveur d’une nouvelle définition de la régulation ; il affirmait ainsi « sauf, à l’abandonner, vous devez adopter une interprétation fonctionnelle et non organique du critère de l’autorité de régulation issu de votre jurisprudence d’Assemblée et retenir une approche large de cette notion floue» (Conclusions sur CE, 28 juin 2019, Syndicat national CGT du ministère des affaires étrangères, n° 423623). Précisément, dans ses conclusions sur la décision commentée, A. Iljic s’est inscrite dans cette voie en questionnant ouvertement la notion d’« autorité de régulation ». Selon elle « la clef d’entrée organique (…) retenue en 2016 s’avère en pratique en décalage par rapport à l’objectif poursuivi, qui était d’éviter de laisser se développer de nouvelles formes d’action administrative à l’abri de tout contrôle juridictionnel ». Dès lors, « ce ne sont pas les actes de droit souple des autorités de régulation, que tend selon nous à saisir le cadre tracé par vos décisions d’Assemblée Fairvesta et Numéricable, ce sont les actes qui traduisent le recours par une autorité administrative à la régulation – et nous opposons ici le mot de régulation, entendu comme un mode d’action, à celui de règle. Autrement dit tous ceux qui émergent de la masse du non-droit sans pour autant atteindre le niveau de normativité du droit dur (nous soulignons) ». C’est donc une modification claire de la notion de régulation qu’elle proposait à l’assemblée du contentieux d’adopter.

Sur ce point, elle n’a pas été suivie et plutôt que de redéfinir le champ de la régulation, la solution commentée la fait disparaitre de la définition des actes de droit souple. Comme l’ont relevé deux commentateurs autorisés, il faut « en déduire que la justiciabilité des actes de droit souple en excès de pouvoir ne dépend désormais plus de la nature de l'autorité administrative dont ils émanent, des modalités d'exercice de ses missions, ni même du champ dans lequel ces actes interviennent » (Clément Malverti, Cyrille Beaufils, Le Conseil d'Etat donne du mou au droit souple, AJDA, 2019, p.1994). On voit ainsi comment la décision commentée constitue l’aboutissement de tentatives jurisprudentielles ou interne au Conseil d’Etat tendant à élargir la portée de la jurisprudence Fairvesta en jouant sur la notion de régulation, et que la grande nouveauté de cette décision est de supprimer la référence à cette notion. Ce faisant, elle implique cependant des perturbations importantes tant dans le contentieux administratif que dans la façon d’en rendre compte.

B.- Une perte de lisibilité de la jurisprudence sur l’acte faisant grief

En abandonnant toute référence à la régulation en matière d’actes de droit souples susceptibles de recours pour excès de pouvoir, la solution retenue dans la décision commentée pose, de façon encore plus aigüe que la jurisprudence Fairvesta, la question de la définition même des actes juridiques appréhendables par le juge. On aimerait ici montrer, en rapprochant la solution adoptée de deux jurisprudences récentes du Conseil d’Etat, l’impression de flou qui risque de dominer le contentieux à venir.
1) En premier lieu, ce flou provient du rapprochement de la décision commentée avec la jurisprudence relative aux décisions « révélée » dans des discours d’autorités administratives. Il est en effet constant qu’une décision administrative peut ressortir d’une prise de position publique d’une autorité administrative, qu’elle soit verbale ou non, faiblement formalisée. Ainsi, le Conseil d’Etat a accepté de connaitre de la décision du premier ministre de transférer le siège et les services centraux d’une société, décision qui ressortait tant du compte rendu d’un comité interministériel que du communiqué publié par le Premier ministre à l'issue de ce comité (CE, 3 mars 1993, Comité central d'entreprise de la Société d'exploitation industrielle des tabacs et allumettes, n° 132993). Reste que, pour le recours soit recevable, il faut qu’une décision puisse être clairement identifiée : ainsi, tel n’est pas le cas d’annonces qui « dépourvues par elles-mêmes de tout effet juridique direct, ne révèlent pas l’existence d’une décision susceptible d’être attaquée par la voie du recours en excès de pouvoir » (CE, 5 octobre 2015, Comité d'entreprise du siège de l'ifremer et autres, n° 387899). Pour autant, une telle jurisprudence témoigne d’une certaine souplesse du juge dans l’appréciation des contours de la décision : récemment, le Conseil d’Etat a censuré deux déclarations du Premier ministre venant restreindre l’application du dispositif dit d’encadrement des loyers figurant dans la loi n° 2014-366 du 24 mars 2014 aux seules agglomérations de Paris et Lille. (CE, 15 mars 2017, Association "Bail à part, tremplin pour le logement", n° 391654). A cette occasion, il avait statué aux conclusions contraires de son rapporteur public Laurence Marion qui relevait qu’il y avait « en réalité, dans cette forme d’expression une dimension essentiellement politique, avec sa part de posture et de positionnement tactique, contingent à un lieu et à un moment qu’il ne nous parait pas souhaitable de faire rentrer dans votre prétoire ». Et de prendre pour exemple le « je vous ai compris » du Général de Gaulle qui n’aurait pu être déféré devant le juge de l’excès de pouvoir.

Ce raisonnement, postulant « qu’il faut laisser à l’autorité politique le loisir de faire de la politique, ce qui passe bien souvent par une expression publique et qu’il ne relève pas de votre office de vous en saisir », paraît aujourd’hui inenvisageable à l’aune de la solution adoptée dans la décision commentée. De fait, même la décision Association "Bail à part, tremplin pour le logement" demeurait dans le cadre classique du contentieux administratif ; ces solutions ne se rattachaient en rien à la jurisprudence relative au droit souple : ce n’était jamais une autorité de régulation qui était en cause et c’était bien une décision administrative faisant grief dont il était question. L’équilibre d’une telle jurisprudence est désormais clairement remis en cause, dès lors que la majeure partie des prises de position d’une autorité administrative a nécessairement « des effets notables qui au demeurant sont susceptibles d'avoir une influence sur le comportement des personnes, (…), auxquelles elle s'adresse ». De sorte qu’à la prendre au pied de la lettre (on est tenté de penser que tel n’est pas l’intention du Conseil d’Etat mais on sait par expérience que ce sera bien celle des plaideurs), une telle jurisprudence pourrait ouvrir la voie à la contestation d’un nombre important de prise de position publique d’autorités administratives, en particulier celles dont la fonction ou l’action est de nature politique. Que l’on songe simplement aux mises en cause d’individus voire d’adversaire politiques en période électoral ou encore des réactions un peu rapides de certains ministres sur les réseaux sociaux. Quoi qu’il en soit, la jurisprudence relative aux les décisions révélées à l’occasion d’un discours paraît devoir décliner au profit de celle relative au droit souple désormais étendu.

2) En second lieu, ce flou pourrait aussi résider dans les quelques justifications qui restent pour évincer certains actes du contrôle du juge. Très intéressante est à cet égard la récente décision par laquelle le Conseil d’Etat a estimé que la « charte de transparence relative au statut du conjoint du Chef de l’Etat », mise en ligne le 21 août 2017 sur le site internet de la Présidence de la République est un document qui « n’édicte aucune règle à caractère général et permanent mais se borne à présenter le rôle public susceptible d’être assuré par l’épouse du Président de la République entré en fonctions le 14 mai 2017 et les activités auxquelles elle est susceptible de participer en cette qualité » et « ne présente pas, eu égard à son contenu et à sa portée, le caractère d’un acte susceptible de faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir (CE, 12 octobre 2018, M. Boda et M. Marinese, n° 413644). Dans ses conclusions sur cet arrêt, le rapporteur public, Guillaume Odinet, avait relevé que la charte (ainsi que le communiqué de presse qui l’accompagnait) n’a ni portée règlementaire, ni valeur décisoire et « n’a rien d’une charte » dès lors qu’elle n’a pas de contenu juridique et ne modifie en rien l’état du droit quand bien même son titre pourrait laisser penser le contraire dès lors que « ces éléments de communication, qui s’efforcent tant bien que mal de démontrer que le Président de la République a tenu un engagement qu’il avait pris, n’enlèvent rien au fait que la charte et le communiqué se présentent comme des documents de transparence, visant à informer les citoyens sur le rôle et les moyens dévolus à l’épouse du Président de la République et non à conférer des droits ou des obligations à cette dernière ». Ce faisant, il écartait toute valeur décisoire à cet acte, ce qui peut assez largement s’entendre. Mais il ajoutait également, et le Conseil d’Etat l’avait implicitement suivi sur ce point, qu’il ne s’agissait pas d’actes de droit souple dès lors qu’ils n’émanent pas d’une autorité de régulation, critère désormais désuet, et qu’ils « ne sont pas de nature à produire des effets notables et n’ont pas pour objet d’influer de manière significative sur les comportements des personnes auxquelles ils s’adressent (nous soulignons) ». Il paraît évident que ce type d’appréciation paraît désormais bien fragile à la lecture de la décision commentée, dès lors que la charte en cause paraît manifestement destinée, dans un contexte politique, à produire des effets qu’il n’est pas interdit de juger significatifs, tant sur les électeurs que sur les parlementaires lorsqu’ils contrôlent l’exécution du budget, voire sur la Cour des comptes dans sa fonction de contrôle des comptes du Palais de l’Elysée. Néanmoins, on voit peut-être poindre ici ce qui sera peut-être une césure dans l’appréciation des effets d’un acte de droit souple selon qu’il est pris dans le cadre d’une activité déterminée de l’état, comme la régulation, ou qu’il permet aux autorités administratives d’éviter d’avoir à trop formaliser un acte qui se veut d’abord avoir des effets symboliques (ici formaliser une promesse faite par le président en fonction avant qu’il ne soit élu). On mesure alors la fragilité du raisonnement et la difficulté pour le juge de ne pas se laisser dévier vers quelque chose qui n’aurait plus rien de juridique (et plus de limite) : le contrôle des effets symboliques des différents actes de langage des autorités administratives. Où comment la disparition du critère de la régulation pourrait transformer le juge en régulateur du langage public.

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