Précisions sur les modalités d’application de la réforme du régime légal d’indemnisation des victimes des essais nucléaires français
La loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français, dite loi « Morin », a institué un régime légal d’indemnisation des victimes de ces essais
(Voir H. Arbousset, « L'indemnisation des victimes d'accidents nucléaires », Droit administratif, n° 7, juillet 2010, étude 14).
Elle fut complétée par le décret n° 2010-653 du 11 juin 2010 pris en application de la loi relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français.
Dans les faits, ce régime d’indemnisation légale fonctionnant avec une présomption de causalité réfragable a été la source d’un abondant contentieux révélant ses difficultés d’application. En particulier, le taux de rejet des demandes d’indemnisation atteignait, fin 2015, près de 98% des demandes enregistrées. Prenant acte de l’inefficacité du régime, en visite en Polynésie française le 23 février 2016, le président de la République avait annoncé qu’il avait décidé de « modifier le décret d’application pour préciser la notion de risque négligeable pour certaines catégories de victimes lorsqu’il est démontré que les mesures de surveillance indispensables n’avaient pas été mises en place ». C’est dans ce contexte que le législateur est intervenu en modifiant, par l’article 113 de la loi n° 2017-256 du 28 février 2017 de programmation relative à l'égalité réelle outre-mer et portant autres dispositions en matière sociale et économique, l’article 4 de la loi du 5 janvier 2010 afin de renforcer les possibilités d’indemnisation. L’intervention de cette nouvelle disposition législative posait néanmoins des questions tant s’agissant de l’application aux litiges en cours que sur le fond du régime d’indemnisation – et non de responsabilité – désormais institué par le législateur.
C’est dans ce cadre que, saisie du jugement par lequel le tribunal administratif de Bordeaux avait rejeté la demande d’un requérant tendant à l'annulation d’une décision rejetant sa demande d'indemnisation des préjudices qu’il estime avoir subis à la suite des essais nucléaires réalisés en Polynésie française (TA Bordeaux, 17 juin 2015, n° 1201715), la Cour administrative d’appel de Bordeaux a, sur le fondement des dispositions de l’article L. 113-1 du Code de justice administrative, sursis à statuer et soumis pour avis plusieurs questions au Conseil d’Etat tenant à la façon d’appliquer le nouveau dispositif législatif (CAA Bordeaux, 13 avril 2017, n° 15BX02811).
Portant sur un régime d’indemnisation légal fonctionnant difficilement (I), l’avis commenté a estimé que sa réforme législative était immédiatement applicable et a maintenu le caractère réfragable de la présomption de causalité institué par le législateur (II).
I. Un régime d’indemnisation légal fonctionnant difficilement
Avant que le législateur n’intervienne en 2010, il était très difficile pour les victimes d’essais nucléaires d’obtenir l’engagement de la responsabilité de l’Etat. Seule une solution isolée avait engagé la responsabilité de l’Etat pour faute lourde pour avoir laissé un militaire assister à un essai sans aucune protection, entraînant une « psychonévrose et (des) troubles cardio-vasculaires importants » (CAA Bordeaux, 15 juin 2003, M. et Mme Duterde, n° 00BX01446).
La loi Morin avait pour objet de mettre en place un régime légal facilitant l’indemnisation des victimes d’essais nucléaires. Selon son article 1er « toute personne souffrant d'une maladie radio-induite résultant d'une exposition à des rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français et inscrite sur une liste fixée par décret en Conseil d'Etat conformément aux travaux reconnus par la communauté scientifique internationale peut obtenir réparation intégrale de son préjudice dans les conditions prévues par la présente loi ». L’article 2 de cette même loi définit les conditions de temps et de lieu de séjour ou de résidence que le demandeur doit remplir. L’article 4 met en place un comité d'indemnisation chargé d’examiner si les conditions de l'indemnisation sont réunies. Il s’agit du comité d’indemnisation des victimes d’essais nucléaires (CIVEN). Initialement cantonné à un rôle consultatif, il a été érigé en autorité administrative indépendante par la loi n° 2013-1168 du 18 décembre 2013 relative à la programmation militaire pour les années 2014 à 2019 et portant diverses dispositions concernant la défense et la sécurité nationale. L’article 4 institue surtout – c’est la grande avancée de la loi, une présomption de causalité pour les personnes souffrant d’une maladie dont la liste est fixée par décret et remplissant les conditions de temps et de lieu prévu à l’article 2 de la loi. Toutefois, cette présomption de causalité ne valait qu’« à moins qu'au regard de la nature de la maladie et des conditions de son exposition le risque attribuable aux essais nucléaires puisse être considéré comme négligeable (nous soulignons) ». Le décret précité du 11 juin 2010 consolidait ce dispositif en prévoyant à son article 7 que la présomption de causalité ne peut être écartée « que si le risque attribuable aux essais nucléaires peut être considéré comme négligeable au regard de la nature de la maladie et des conditions de l'exposition aux rayonnements ionisants ».
De toute évidence, c’est de l’interprétation de la notion de « risque négligeable », que le législateur n’avait pas cru devoir définir, que dépendait la plus ou moins grande souplesse d’application du dispositif. Un rapport d’information sénatorial qualifiait néanmoins de « véritable nid à contentieux » la question du renversement de la présomption légale de causalité (Rapport d'information de Mme C. Bouchoux et M. J.-C. Lenoir, fait au nom de la commission sénatoriale pour le contrôle de l'application des lois n° 856, 18 septembre 2013). Dans les faits, c’est la méthode permettant au CIVEN de renverser la présomption de causalité posée par la loi qui allait donner lieu à un abondant contentieux. En effet, la présomption de causalité instituée par le législateur pour faciliter l’indemnisation s’est vue, dans l’écrasante majorité des cas, renversée par le CIVEN par application de cette méthode. Or, par trois décisions rendues le 7 décembre 2015, le Conseil d’Etat avait validé cette méthode en précisant que la présomption pouvait être renversée lorsqu’il est établi que le risque attribuable aux essais nucléaires, apprécié tant au regard de la nature de la maladie que des conditions particulières d’exposition du demandeur, est négligeable (CE, 7 décembre 2015, Mme Bertrand, n° 378323 ; Mme Larmier, 378325 ; Ministre de la Défense c/M. Robert Zapata, n° 386980).
C’est dans ce cadre qu’est intervenu le législateur pour faciliter l’engagement de la responsabilité de l’Etat.
II. Une réforme législative immédiatement applicable avec une présomption de causalité restant réfragable
Peu de temps avant l’intervention du législateur, le Conseil d’Etat avait précisé que le dispositif institué par le législateur l’avait été au titre de la solidarité nationale et que l’Etat ne devait donc pas être envisagé comme engageant sa responsabilité dans le cadre de ce dispositif (CE, Avis, 17 octobre 2016, Caisse de prévoyance sociale de la Polynésie française, n° 400375).
C’est dans ce contexte que l’article 113 de la loi précitée du 28 février 2017 est venu abroger la phrase « à moins qu'au regard de la nature de la maladie et des conditions de son exposition le risque attribuable aux essais nucléaires puisse être considéré comme négligeable ». Le législateur a ainsi fait disparaitre la notion de risque négligeable du dispositif législatif. Il a également prévu les modalités d’application de la nouvelle loi aux demandes déjà rejetées. Le CIVEN a reçu la mission de réexaminer l'ensemble des demandes d'indemnisation ayant fait l'objet d'une décision de rejet, s'il estime que l'entrée en vigueur de la loi est susceptible de justifier l'abrogation de la précédente décision. Mais les victimes ou leurs ayants droit peuvent également, dans les douze mois à compter de l'entrée en vigueur de la loi, présenter une nouvelle demande d'indemnisation au CIVEN. Enfin, il a prévu qu’une commission composée pour moitié de parlementaires et pour moitié de personnalités qualifiées doit proposer les mesures destinées à réserver l'indemnisation aux personnes dont la maladie est causée par les essais nucléaires.
Dans l’avis commenté, le Conseil d’Etat a tout d’abord précisé que l'entrée en vigueur des dispositions du I de l'article 113 de la loi du 28 février 2017 n'était pas manifestement impossible en l'absence de mesures d'application. En conséquence, elles sont bien entrées en vigueur le lendemain de la publication de la loi au Journal officiel de la République française. En conséquence, ces dispositions sont applicables aux instances en cours à cette date et, s’agissant d’un contentieux de pleine juridiction, il appartient au juge, saisi d'un litige relatif à une décision intervenue après réexamen d'une ancienne demande d'indemnisation ou en réponse à une demande postérieure à l'entrée en vigueur de la loi du 28 février 2017, de statuer en faisant application des dispositions de la loi du 5 janvier 2010 dans leur rédaction issue de la loi du 28 février 2017. Si le juge estime illégale la décision contestée, il doit fixer le montant de l'indemnité due au demandeur. En revanche, s’il statue sur une décision antérieure à l’entrée en vigueur de la loi, après avoir invité les parties à débattre des conséquences de l'application de celle-ci, s’il estime la décision du CIVEN illégale, il doit l’annuler et lui en renvoyer l’examen.
Mais la partie la plus importante de l’avis réside dans l’interprétation que le Conseil d’Etat a donné de l’intention du législateur s’agissant du fond du régime de responsabilité. En effet, en supprimant la référence à toute indication pour renverser la présomption de causalité instituée, le législateur pouvait être regardé comme ayant souhaité instituer une présomption irréfragable de causalité entre l’exposition aux rayonnements ionisants due aux essais nucléaires et la survenance de la maladie. Tel n’est pas l’interprétation du Conseil d’Etat qui a souligné que si « le législateur a entendu que, dès lors qu'un demandeur satisfait aux conditions de temps, de lieu et de pathologie prévues par l'article 2 de la loi du 5 janvier 2010, il bénéficie de la présomption de causalité entre l'exposition aux rayonnements ionisants due aux essais nucléaires français et la survenance de sa maladie », cette présomption peut néanmoins être renversée « si l'administration établit que la pathologie de l'intéressé résulte exclusivement d'une cause étrangère à l'exposition aux rayonnements ionisants due aux essais nucléaires, en particulier parce qu'il n'a subi aucune exposition à de tels rayonnements ».
La présomption demeure donc bien réfragable, mais ce sont les conditions de réfragabilité qui changent et deviennent beaucoup plus radicale : eu égard au caractère laconique dont dispose le CIVEN, la nécessité de prouver que la pathologie de l'intéressé résulte exclusivement – c’est-à-dire en totalité et non partiellement ou même essentiellement - d'une cause étrangère à l'exposition aux rayonnements ionisants dus aux essais. De sorte qu’il convient de relativiser le caractère réfragable de la présomption de causalité instituée depuis la loi de 2017 : comme le relevait G. Pellissier, si elle « n’est pas irréfragable en droit, elle l’est en fait ».