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La responsabilité de l’Etat du fait des lois déclarées inconstitutionnelles

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Par trois arrêts rendus le 24 décembre 2019, le Conseil d’Etat, validant une démarche déjà engagée par les juges du fond, a consacré le principe selon lequel l’Etat législateur peut, dans certains cas, engager sa responsabilité en adoptant une loi en méconnaissance de la Constitution.

Ce revirement, attendu et pour tout dire dans l’air du temps, vient en quelque sorte parachever l’édifice de l’Etat de droit qui veut que toute méconnaissance de la hiérarchie des normes par les organes de l’Etat – à l’exception pour l’heure de l’hypothèse d’une violation par le constituant d’une norme présumée supérieure – puisse ouvrir droit à réparation pour ceux à qui cette méconnaissance – on n’ose pas dire cette faute – a généré un préjudice.

Les contentieux dont était ainsi saisi le Conseil d’Etat illustraient une situation juridique complexe liée à l’interprétation d’une loi finalement déclarée contraire aux droits et libertés que la Constitution garantit par le Conseil constitutionnel par une décision du 1er aout 2013 (Décision n° 2013-336 QPC). La question posée visait essentiellement la portée conférée au premier alinéa de l'article 15 de l'ordonnance du 21 octobre 1986 relative à l'intéressement et à la participation des salariés aux résultats de l'entreprise et à l'actionnariat des salariés, qui visait à soustraire les « entreprises publiques » à l'obligation d'instituer un dispositif de participation des salariés aux résultats de l'entreprise, par la chambre sociale de la Cour de cassation. Celle-ci avait en effet estimé que les sociétés de droit privé ayant une activité « purement commerciale » étaient soumises de plein droit à l'obligation d'instituer un dispositif de participation de leurs salariés aux résultats de l'entreprise même si leur capital est majoritairement détenu par une ou plusieurs personnes publiques (Cass. Soc., 6 juin 2000, Société Hôtel Frantour Paris-Berthier, n° 98-20304). Le Conseil constitutionnel a finalement jugé la disposition législative contraire à la Constitution, faute pour le législateur d’avoir suffisamment encadré le renvoi fait au décret pour déterminer quelles étaient les entreprises publiques qui seraient, par exception, soumises au dispositif. Ce faisant, le législateur avait méconnu l’étendue de sa compétence affectant ainsi la liberté d'entreprendre, mais la portée donnée à la loi par la Cour de cassation n’avait pas été censurée par le juge constitutionnel.

La société hôtelière Paris Eiffel Suffren a demandé au tribunal administratif de Paris de condamner l’Etat à lui verser la somme de 2 025 068,53 euros, augmentée des intérêts de retard, en réparation des préjudices qu’elle estime avoir subis du fait de l’application du premier alinéa de l’article 15 de l’ordonnance du 21 octobre 1986, lui imposant de mettre en œuvre un régime de participation des salariés aux résultats de l’entreprise de 1986 à 1999, l’obligeant ainsi a versé les sommes qu’elle réclamait désormais à l’Etat. Le Tribunal administratif de Paris a rejeté cette demande par un jugement (TA Paris, 7 février 2017, Société Hôtelière Paris Eiffel Suffren, n° 1505740/3-1) confirmé par la Cour administrative d’appel de Paris (CAA Paris, 5 octobre 2018, Société Hôtelière Paris Eiffel Suffren n° 17PA01188). Dans les deux cas néanmoins, les juges du fond avait reconnu le principe selon lequel la responsabilité de l’Etat du fait des lois est susceptible d’être engagée pour « réparer les préjudices directs et certains qui résultent de l’application d’une disposition législative déclarée contraire à la Constitution par une décision du Conseil constitutionnel statuant sur une question prioritaire de constitutionnalité, pour autant que cette décision, qui détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d'être remis en cause, ne s’oppose pas à l’indemnisation sollicitée ». Les deux autres litiges similaires jugés par les décisions commentées, l’un introduit par la société Paris Clichy, l’autre par un particulier, ont subi le même parcours, le Conseil d’Etat statuant en cassation sur ces litiges par trois arrêts distincts du même jour. Rendus sur les conclusions conformes de Marie Sirinelli, dont la lecture permet de mieux appréhender le revirement que, sans surprise, le Conseil d’Etat a opéré par ces décisions, celles-ci ont consacré le principe de la responsabilité de l’Etat du fait des lois déclarées inconstitutionnelles (I) tout en encadrant très strictement les modalités de ce nouveau régime de responsabilité du fait des lois (II).

I. La responsabilité de l’Etat du fait des lois déclarées inconstitutionnelles consacrée

Le Conseil d’Etat a entendu, comme souvent désormais, non seulement marquer un approfondissement de sa jurisprudence mais aussi faire œuvre de pédagogie, raison pour laquelle les trois paragraphes de principe des décisions commentées rappellent l’état du droit autant qu’ils le complètent. Il a ainsi rappelé l’état du droit issue de sa jurisprudence antérieure en matière de responsabilité de l’Etat législateur : la responsabilité de l’Etat du fait des lois est susceptible d’être engagée « sur le fondement de l’égalité des citoyens devant les charges publiques, pour assurer la réparation de préjudices nés de l’adoption d’une loi à la condition que cette loi n’ait pas exclu toute indemnisation et que le préjudice dont il est demandé réparation, revêtant un caractère grave et spécial, ne puisse, dès lors, être regardé comme une charge incombant normalement aux intéressés ». Il s’agit du régime de responsabilité sans faute classique issu de la jurisprudence dite La fleurette (CE, 14 janvier 1938, Société anonyme des produits laitiers "La Fleurette", n° 51704).

Puis il a posé, par une formule de principe que cette responsabilité « peut également être engagée, d’autre part, en raison des exigences inhérentes à la hiérarchie des normes, pour réparer l’ensemble des préjudices qui résultent de l’application d’une loi méconnaissant la Constitution ou les engagements internationaux de la France ». Par cette formule, qui reprend tout en l’étendant celle issue de la jurisprudence Gardedieu s’agissant de la méconnaissance des engagements internationaux (CE, 8 février 2007, Gardedieu, n° 279522), le Conseil d’Etat a pour la première fois reconnu que la responsabilité de l’Etat législateur pouvait être engagée lorsqu’il adopte une loi inconstitutionnelle. Une telle avancée, sobrement justifiée par les « exigences inhérentes à la hiérarchie des normes », c’est-à-dire à la nécessité, dans une logique normativiste, pour toute norme du système juridique, d’être adoptée dans le respect de la norme qui lui est supérieure (ce qui, chez Kelsen, traduit en réalité deux idées : la validité de la norme qui renvoie stricto sensu à sa procédure d’édiction et sa conformité qui, elle est liée à son fond et pour laquelle Kelsen était plus réservé lorsqu’il s’agissait d’un rapport de conformité avec les dispositions jugées vagues des déclarations de droit) traduit en réalité la nécessité dans laquelle se trouvait la juridiction administrative, ayant tardivement accepté que la loi inconventionnelle puisse engager la responsabilité de l’Etat, d’étendre cette solution aux lois inconstitutionnelles. Car si Marie Sirinelli a bien tenté dans ses conclusions conformes de convaincre que le juge était libre de ne pas franchir ce nouveau pas, on peut considérer qu’en réalité, il était contraint d’achever le lent réagencement de sa jurisprudence relative à la hiérarchie des normes entamée avec l’arrêt Nicolo (CE, 20 octobre 1989, Nicolo, n° 108243) sous les auspices toujours plus prégnants de la justice européenne (celle du conseil de l’Europe comme celle de l’Union européenne).

On précisera tout de même que, comme pour la responsabilité des lois du fait de la méconnaissance des engagements internationaux, ce régime n’est pas explicitement fondé sur la faute de l’Etat. Marie Sirenelli justifiait cela en estimant qu’il n’entrait pas dans l’« office de juge administratif de qualifier la « faute » du législateur » à raison de la séparation des pouvoirs. Selon son expression il est « possible d’assumer que ce régime de responsabilité soit un régime pour faute qui ne dit pas son nom, parce que ce nom serait impropre, d'un point de vue institutionnel ». C’est « "l'anormalité" » du texte ayant méconnu les normes supérieures qu'il s'agit de relever », et non la faute du législateur qu’il s’agit de qualifier. Ces jeux sémantiques ne tromperont personne : le législateur est désormais un organe pleinement soumis au droit, donc au juge, et le juge administratif a définitivement affermi son office de juge des actions relevant « du régime de la responsabilité de l’Etat du fait de son activité législative » (TC, 31 mars 2008, Société Boiron c/Direction générale des douanes et droits indirects, n° 3632).

On relèvera encore que la reconnaissance de principe de ce nouveau régime n’est pas allée de pair avec une première décision engageant la responsabilité de l’Etat sur cette nouvelle cause juridique dès lors que, dans les trois décisions commentées, le juge de cassation a confirmé en l’espèce l’analyse des juges du fond selon laquelle les requérants n’établissaient aucun lien de causalité entre le préjudice né pour eux de l’application de la loi inconstitutionnelle et la méconnaissance par le législateur de l’étendue de sa compétence dans la détermination du champ d’application de la loi. De façon plus générale, on peut penser que le cadre strict mis par le Conseil d’Etat aux actions indemnitaires engagées sur ce fondement n’aboutira que rarement à réparer les préjudices invoqués.

II. La responsabilité de l’Etat du fait des lois déclarées inconstitutionnelles strictement encadrée

Bien qu’il s’agisse de trois décisions de principe, c’est davantage dans le détail des modalités de la nouvelle action indemnitaire que les décisions commentées paraissent intéressantes : car ce détail traduit ab initio la difficulté dans laquelle se trouveront les futurs plaideurs qui se risqueraient à emprunter cette nouvelle voie de droit.

Les cas dans lesquelles cette responsabilité pourra être engagée sont très encadrés par le Conseil d’Etat. Il estime qu’il résulte de la Constitution « que la responsabilité de l’Etat n’est susceptible d’être engagée du fait d’une disposition législative contraire à la Constitution que si le Conseil constitutionnel a déclaré cette disposition inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61-1, lors de l’examen d’une question prioritaire de constitutionnalité, ou bien encore, sur le fondement de l’article 61, à l’occasion de l’examen de dispositions législatives qui la modifient, la complètent ou affectent son domaine ». Autrement dit, ce n’est en réalité pas la loi inconstitutionnelle qui peut engager la responsabilité de l’Etat législateur, mais bien la loi déclarée inconstitutionnelle par le Conseil constitutionnel, qui doit donc être saisi en ce sens. Il existe deux cas dans lesquels cette responsabilité pourra être envisagée : d’une part lorsqu’une loi est abrogée dans le cadre de la procédure de question prioritaire de constitutionnalité ; d’autre part lorsqu’une loi déjà promulguée fait l’objet d’une déclaration d’inconstitutionnalité à l’occasion du contrôle de dispositions législatives qui la modifient, la complètent ou affectent son domaine déférées au conseil constitutionnel dans le cadre de l’article 61 (possibilité ouverte depuis la Décision n° 85-187 DC du 25 janvier 1985).

Il faut également préciser que la condition relative à la déclaration d’inconstitutionnalité ne laisse aucune option au requérant qui estime subir un préjudice : il devra soit réagir à une telle décision rendue dans un litige distinct, en s’en prévalant à l’occasion d’une litige indemnitaire soit, et cela sera sans doute désormais la voie à suivre, introduire une requête indemnitaire contre l’Etat pour inconstitutionnalité de la loi à l’occasion de laquelle une question prioritaire de constitutionnalité sera posée, étant entendu que pour espérer voir l’action couronnée de succès il faudra que la question passe le double filtre et que le Conseil constitutionnel abroge la disposition.

Il est en tout cas rigoureusement impossible de se prévaloir de l’inconstitutionnalité d’une loi en demandant au juge administratif de la constater : les décisions commentées ferment la porte à une telle hypothèse en estimant que seul le Conseil constitutionnel peut déclarer une loi contraire à la Constitution (Ce que le Conseil d’Etat a plusieurs fois réaffirmé sous la Ve république CE, 5 janvier 2005, Mlle Deprez et Baillard, n° 257341). Dans ce cadre le juge administratif apparaît simplement comme le témoin muet d’une inconstitutionnalité qu’en aucune façon il ne peut apprécier par lui-même (sauf à y avoir participé en renvoyant une question prioritaire de constitutionnalité au Conseil constitutionnel). C’est en simple notaire des décisions du Conseil constitutionnel qu’interviendra le juge administratif. Cet office purement notarial est du reste confirmé par le Conseil d’Etat lorsqu’il précise que l’engagement de cette responsabilité est subordonnée à la condition que la décision du Conseil constitutionnel « qui détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d’être remis en cause, ne s’y oppose pas, soit qu’elle l’exclue expressément, soit qu’elle laisse subsister tout ou partie des effets pécuniaires produits par la loi qu’une action indemnitaire équivaudrait à remettre en cause ». La question ne laissant jamais posée jusque-là d’une possible action indemnitaire sur ce motif, il est probable que cette incise permettra à l’avenir au Conseil constitutionnel de préciser dans ses décisions les cas dans lesquels il entendra exclure toute indemnisation, voire d’encadrer à l’avance les actions indemnitaires possibles : il aura tout pouvoir en la matière et jamais le juge administratif ne s’opposera à sa volonté. Encore faudra-t-il, comme les décisions commentées le précise, que la victime établisse la réalité de son préjudice et l’existence d’un lien direct de causalité entre l’inconstitutionnalité de la loi appliquée (et donc avec le motif retenue pour déclarer la loi non conforme à la Constitution) et ce préjudice, ce qui, au regard des trois espèces commentées, paraît devoir être souvent délicat à prouver (même si Marie Sirenelli a pris soin de relever en l’espèce que « les seuls préjudices directement liés à l’atteinte à la liberté d'entreprendre seraient ceux qui ont résulté, pour les sociétés, de la difficulté à anticiper les coûts inhérents au mécanisme de participation, par une stratégie commerciale et financière adaptée, intégrant ces coûts dans leurs prix, et les provisionnant » mais ils n’étaient pas invoqués par les parties).

La précision la plus importante est néanmoins celle selon laquelle la prescription quadriennale « commence à courir dès lors que le préjudice qui résulte de l’application de la loi à sa situation peut être connu dans sa réalité et son étendue par la victime, sans qu’elle puisse être légitimement regardée comme ignorant l’existence de sa créance jusqu’à l’intervention de la déclaration d’inconstitutionnalité ». Autrement dit, la prescription de quatre ans applicable aux créances sur l’Etat viendra encadrée l’action indemnitaire, ce qui est normale. Cependant, elle démarrera non à la date de la décision du Conseil constitutionnel mais dès que l'application de la loi inconstitutionnelle a provoqué le dommage. Les plaideurs qui entendent bénéficier de cette jurisprudence devront ainsi anticiper - voire eux-mêmes provoquer - la déclaration d’inconstitutionnalité. Dans bien des cas, il est probable qu’une déclaration d’inconstitutionnalité prononcée par le Conseil constitutionnel demeurera platonique sur le plan indemnitaire si elle intervient plus de quatre ans après sa mise en application sans que personne n’ait jusque là entendu engager une action indemnitaire sur le fondement de la contrariété à la Constitution.

On l’aura compris, s’il y a eu audace au Conseil d’Etat à noël 2019, c’est d’une audace restreinte, prudente, dont il s’agit. Il appartiendra désormais aux plaideurs de faire vivre cette nouvelle voie de droit en faisant preuve d’imagination.

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