Précisions sur les modalités d'indemnisation des victimes d'essais nucléaires
La loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français, dite loi « Morin » a institué un régime légal d’indemnisation de ces victimes. Par trois décisions rendues le 7 décembre 2015, le Conseil d’Etat a statué sur trois pourvois en cassation mettant en cause, à l’occasion de litiges distincts mais soulevant des questions de droit identiques, les conditions d’application de cette loi.
Avant que le législateur n’intervienne, il était très difficile pour les victimes d’essais nucléaires d’obtenir l’engagement de la responsabilité de l’Etat. Dans un arrêt du 15 juin 2003 (CAA Bordeaux, 15 juin 2003, M. et Mme Duterde, n° 00BX01446), la Cour administrative de Bordeaux avait engagé la responsabilité de l’Etat pour faute lourde pour avoir laissé un militaire assister à un essai sans aucune protection, entraînant une « psychonévrose et (des) troubles cardio-vasculaires importants ». Néanmoins il s’agissait d’une situation isolée ou une faute lourde avait été commise, là où la loi Morin allait mettre en place un régime de responsabilité sans faute. Selon son article 1er « toute personne souffrant d'une maladie radio-induite résultant d'une exposition à des rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français et inscrite sur une liste fixée par décret en Conseil d'Etat conformément aux travaux reconnus par la communauté scientifique internationale peut obtenir réparation intégrale de son préjudice dans les conditions prévues par la présente loi. Si la personne est décédée, la demande de réparation peut être présentée par ses ayants droit ». L’article 2 de cette même loi définit les conditions de temps et de lieu de séjour ou de résidence que le demandeur doit remplir. L’article 4 met en place un comité d'indemnisation chargé d’examiner si les conditions de l'indemnisation sont réunies. Il s’agit du comité d’indemnisation des victimes d’essais nucléaires (CIVEN). Initialement cantonné à un rôle consultatif – comme c’était le cas pour les litiges jugés en l’espèce, la décision finale appartenant au ministre – il a été érigé en autorité administrative indépendante par la loi n° 2013-1168 du 18 décembre 2013 relative à la programmation militaire pour les années 2014 à 2019 et portant diverses dispositions concernant la défense et la sécurité nationale.
L’objectif de la loi étant de faciliter l’indemnisation des personnes ayant participé aux essais et des populations à travers un régime identique, elle institue à son article 4 une présomption de causalité pour les personnes souffrant d’une maladie dont la liste est fixée par décret et remplissant les conditions de temps et de lieu prévu à l’article 2 de la loi. Les travaux préparatoires à la loi Morin attestent en effet que le lien de causalité était l’obstacle principale à l’engament de responsabilité. Ainsi le rapport sur le projet de loi précisait qu’« en l’absence d’une présomption, même partielle, du lien de causalité, les victimes n’arrivent pas à obtenir réparation. En effet, les travaux scientifiques montrent que l’exposition à des rayonnements ionisants ne laisse aucune trace dans l’organisme. Même si les expérimentations montrent que les pathologies sont liées aux rayonnements, il est impossible d’établir un quelconque suivi des expositions. Dès lors que les victimes sont incapables d’établir un lien de causalité inattaquable entre leur maladie et l’exposition à des rayonnements ionisants, elles sont déboutées de la plupart de leurs demandes » (P. Calméjane, Rapport n° 1768 sur le projet de loi n° 1696 relatif à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français).
Toutefois, la présomption de causalité établie par la loi vaut « à moins qu'au regard de la nature de la maladie et des conditions de son exposition le risque attribuable aux essais nucléaires puisse être considéré comme négligeable (nous soulignons) ». Le décret n° 2010-653 du 11 juin 2010 pris en application de la loi relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français vient consolider le dispositif. Il prévoit à son article 7 que la présomption de causalité ne peut être écartée « que si le risque attribuable aux essais nucléaires peut être considéré comme négligeable au regard de la nature de la maladie et des conditions de l'exposition aux rayonnements ionisants ». Il est enfin prévu que le CIVEN détermine la méthode qu'il retient pour formuler sa recommandation au ministre en s'appuyant sur les méthodologies recommandées par l'Agence internationale de l'énergie atomique.
Evidemment, le débat contentieux allait se polariser autour de l’interprétation qu’il fallait donner de la notion de « risque négligeable », que le législateur n’a pas cherché à définir. On se trouve ainsi typiquement face à un standard, c’est-à-dire un énoncé relativement indéterminé qui sert au juge d’étalon de mesure et doit lui permettre de qualifier certaines pratiques ou certains faits (S. Rials, Le juge administratif français et la technique du standard. Essai sur le traitement juridictionnel de l’idée de normalité, Paris, LGDJ, 1980 ; J. Wroblewski, « Les standards juridiques : problèmes théoriques de la législation et de l’application du droit », RRJ, n° 4, 1988, p. 854.). Un rapport d’information sénatorial qualifiait de « véritable nid à contentieux » la question du renversement de la présomption légale de causalité (rapport d'information de Mme C. Bouchoux et M. J.-C. Lenoir, fait au nom de la commission sénatoriale pour le contrôle de l'application des lois n° 856, 18 sept. 2013). Précisément, c’est surtout la méthode permettant au CIVEN de renverser la présomption de causalité posée par la loi qui allait donner lieu à contentieux. Car ce n’est pas le moindre des paradoxes qu’une loi affichant pour objectif de faciliter l’indemnisation des victimes ait en réalité abouti au résultat inverse : à savoir, selon les chiffres cités par G. Pellissier dans ses conclusions, un taux de rejet d’environ 98% des demandes enregistrées, dont le chiffre en lui-même se trouve très en deçà des attentes du législateur. Autrement dit, la présomption de causalité instituée par le législateur pour faciliter l’indemnisation s’est vue, dans l’écrasante majorité des cas, renversée par le CIVEN par application de sa méthode. C’était le cas en l’espèce : dans les trois litiges, le CIVEN avait estimé dans ses recommandations que le risque attribuable aux essais nucléaires dans la survenance des maladies dont étaient atteintes les personnes en cause devait être considéré comme négligeable. Par conséquent, le ministre avait rejeté les différentes demandes.
Deux points importants cristallisaient les débats : les éléments pris en compte dans le calcul de la probabilité, et la conduite à tenir en cas d’absence de surveillance radiologique des intéressés (individuelle ou collective). Dans les décisions commentées, le Conseil d’Etat a validé la méthode utilisée par le CIVEN. Il a précisé que la présomption peut être renversée lorsqu’il est établi que le risque attribuable aux essais nucléaires, apprécié tant au regard de la nature de la maladie que des conditions particulières d’exposition du demandeur, est négligeable. Selon lui, à ce titre, l’appréciation du risque « peut notamment prendre en compte le délai de latence de la maladie, le sexe du demandeur, son âge à la date du diagnostic, sa localisation géographique au moment des tirs, les fonctions qu’il exerçait effectivement, ses conditions d’affectation, ainsi que, le cas échéant, les missions de son unité au moment des tirs ».
S’agissant du calcul de la dose reçue de rayonnements ionisants, celui-ci constitue « l’un des éléments sur lequel l’autorité chargée d’examiner la demande peut se fonder afin d’évaluer le risque attribuable aux essais nucléaires ». Toutefois, « si, pour ce calcul, l’autorité peut utiliser les résultats des mesures de surveillance de la contamination tant interne qu’externe des personnes exposées, qu’il s’agisse de mesures individuelles ou collectives en ce qui concerne la contamination externe, il lui appartient de vérifier, avant d’utiliser ces résultats, que les mesures de surveillance de la contamination interne et externe ont, chacune, été suffisantes au regard des conditions concrètes d’exposition de l’intéressé, et sont ainsi de nature à établir si le risque attribuable aux essais nucléaires était négligeable ». Enfin, « en l’absence de mesures de surveillance de la contamination interne ou externe et en l’absence de données relatives au cas des personnes se trouvant dans une situation comparable à celle du demandeur du point de vue du lieu et de la date de séjour, il appartient à cette même autorité de vérifier si, au regard des conditions concrètes d’exposition de l’intéressé précisées ci-dessus, de telles mesures auraient été nécessaires ; que si tel est le cas, l’administration ne peut être regardée comme rapportant la preuve de ce que le risque attribuable aux essais nucléaires doit être regardé comme négligeable et la présomption de causalité ne peut être renversée ».
Sur cette base, le Conseil d’Etat a invalidé deux des arrêts qui lui été déférés. Dans l’affaire Mme Bertrand, la Cour administrative d’appel de Lyon n’a pas recherché la position du navire en cause lors de quatre essais nucléaires sur les cinq ayant eu lieu dans la zone concernée durant le séjour de M. Bertrand ; « ce faisant, elle n’a pu vérifier si les mesures de surveillance au titre de la contamination externe et celles au titre de la contamination interne étaient suffisantes au regard de l’ensemble des conditions d’exposition de l’intéressé ». S’agissant de l’affaire M. Zapata si la Cour a relevé à la fois une erreur dans le calcul opéré par le comité d'indemnisation de la dose de rayonnement lors d’un tir et l’absence de mesure de dosimétrie d'ambiance individuelle ou collective pour un autre, elle ne pouvait en déduire qu’il ne pouvait être exclu que le requérant avait fait l'objet d'une contamination interne « sans rechercher si les mesures de surveillance de la contamination externe étaient suffisantes au regard des conditions d'exposition de l'intéressé et si des mesures de surveillance de la contamination interne auraient été nécessaires au regard de ces mêmes conditions ». Dans les deux cas, l’affaire a ainsi été renvoyée à la Cour administrative d’appel pour qu’elle procède à un contrôle in concreto du dossier.