Précisions sur la notion de « producteurs d’électricité » dans le cadre du système d’échange de quotas d’émission de gaz à effet de serre en droit de l’Union
L’Union européenne a mis en place depuis 2005 un marché du carbone pour mesurer, contrôler et réduire les émissions de gaz à effet de serre de son industrie et de ses producteurs d’électricité.
C’est au sujet des règles de fonctionnement de ce système qu’un litige oppose la société ExxonMobil Production Deutschland GmbH à la Deutsche Emissionshandelsstelle (service allemand de vente de quotas d’émission) au sujet d’une demande d’allocation de quotas d’émission de gaz à effet de serre à titre gratuit au profit d’une installation de traitement de gaz naturel située à Steyerberg. En effet, cette installation, qui exerce notamment une activité de récupération de soufre dans le cadre de laquelle elle génère, par combustion de combustibles, de l’électricité et de la chaleur rejetant du dioxyde de carbone dans l’atmosphère, était bien soumise à l’obligation d’échange de quotas d’émission mais s’était vue refuser par l’administration allemande une demande d’allocation de quotas à titre gratuit.
Ce litige ayant été porté devant le tribunal administratif de Berlin, celui-ci a décidé de renvoyer à la Cour de justice de l’Union européenne, sur le fondement de l’article 267 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, une demande de décision préjudicielle portant notamment sur le point de savoir si une installation qui produit, dans le cadre de son activité de « combustion de combustibles dans des installations dont la puissance calorifique totale de combustion est supérieure à 20 MW », activité entrant dans le champ de la directive 2003/87/CE, de l’électricité destinée essentiellement à être utilisée pour ses besoins propres, pouvait néanmoins être qualifiée de « producteur d’électricité » dès lors que cette installation, d’une part, exerce simultanément une activité de fabrication d’un produit qui ne relève pas de cette annexe et, d’autre part, injecte de façon continue, contre rémunération, une partie minime de l’électricité produite dans le réseau électrique public, auquel ladite installation doit être raccordée en permanence pour des raisons techniques. Précisons que d’autres questions étaient posées relatives au bénéfice de quotas d’émission mais qui ne seront pas ici traitées. C’est en effet en tant qu’elle a dû préciser ce que recouvrait la notion de « producteurs d’électricité » au sens de la directive 2003/87/CE que la décision commentée nous intéresse.
La Cour était saisie, de façon somme toute assez classique, d’un problème d’interprétation du droit de l’union européenne s’agissant d’une notion dont la signification exacte était en débat au regard d’un enjeu concret : la possibilité, de plus en plus restreinte, pour une installation soumise à l’obligation d’échange de quotas d’émission, de se voir allouer des quotas à titre gratuit. Au regard du droit de l’Union, afin de juger si l’installation objet du litige pouvait se voir allouer des quotas d’émission à titre gratuit, la Cour devait nécessairement déterminer si cette installation pouvait être regardée comme un « producteur d’électricité » (I) ce qu’elle a accepté au prix d’une interprétation large de cette notion (II).
I. Un litige portant sur la signification de la notion de « producteur d’électricité »
Les textes à l’origine du litige, essentiellement plusieurs dispositions de la directive 2003/87/CE modifiée, étaient marqués par une certaine technicité inhérente à ce type de mécanisme. On rappellera que cette directive vise à mettre en place un système d'échange de quotas d'émission de gaz à effet de serre au sein du marché intérieur ; c’est le marché du carbone, pierre angulaire de la politique climatique de l’Union européenne. En effet, dans le cadre de l’objectif de stabilisation des concentrations de gaz à effet de serre dans l'atmosphère à un niveau qui empêche toute perturbation anthropique dangereuse du système climatique, il s’agit de réduire les émissions anthropiques agrégées de gaz à effet de serre grâce à un marché européen performant de quotas d'émission de gaz, reposant pour une large part sur l’incitation des acteurs économiques concernés à réduire ces émissions tout en nuisant le moins possible au développement économique et à l'emploi. A cette fin, l’allocation des quotas « repose sur le principe de la mise aux enchères, qui est généralement considérée comme le système le plus simple et le plus efficace du point de vue économique » et le considérant 19 de la directive prévoit notamment expressément que « la mise aux enchères intégrale soit la règle pour le secteur de l’électricité ».
L’article 10 bis de la même directive contient toutefois des règles transitoires concernant la délivrance de quotas à titre gratuit. Il précise toutefois à son point 3 que « sous réserve des paragraphes 4 et 8, et sans préjudice de l’article 10 quater, aucun quota n’est alloué à titre gratuit aux producteurs d’électricité (…) ». Il faut encore préciser que, par exception, l’article 10 quater accorde aux États membres, moyennant une demande adressée à la Commission, l’option d’octroyer des quotas d’émission à titre gratuit pour la modernisation de la production d’électricité. Quoi qu’il en soit, l’application des dispositions de l’article 10 nécessitent de déterminer les installations relevant de la qualification de « producteur d’électricité », qui ne peuvent se voir octroyer des quotas d’émission à titre gratuit. C’est pourquoi l’article 3 de la directive modifiée, relatifs aux définitions, précise qu’est qualifiée de « producteur d’électricité », « une installation qui, à la date du 1er janvier 2005 ou ultérieurement, a produit de l’électricité destinée à la vente à des tiers et dans laquelle n’a lieu aucune activité énumérée dans l’annexe I, autre que la combustion de combustibles ». C’est précisément sur l’interprétation qu’il convenait de donner de ces dispositions que portait la décision de renvoi en l’espèce. Bien qu’elles paraissent relativement claires, comme souvent en droit elles pouvaient faire l’objet d’interprétations divergentes comme en atteste la décision de renvoi.
En effet, devant le Tribunal administratif de Berlin, la Deutsche Emissionshandelsstelle a fait valoir, pour la première fois, installation de traitement de gaz naturel située à Steyerberg exploitée par ExxonMobil devait être regardée comme « producteur d’électricité » au sens de la directive2003/87/CE, faisant obstacle à toute allocation gratuite de quotas en application de l’article 10 bis de cette directive. Dans sa décision de renvoi préjudiciel, le Tribunal administratif de Berlin affirmait la nécessité d’adopter une lecture restrictive de la notion de « producteur d’électricité ». En effet, selon le Tribunal, une interprétation large de cette notion aboutirait, de façon incohérente, à un traitement différent entre plusieurs types d’installation ne relevant pas du secteur classique de l’électricité. C’est la raison pour laquelle il souhaitait promouvoir une lecture restrictive des dispositions de l’article 3, qu’il jugeait plus large que le voudrait l’esprit de la directive ; ainsi, la notion de « producteur d’électricité » devrait être réservée aux « seules installations qui produisent et vendent de l’électricité à des tiers et qui exercent exclusivement l’activité de « combustion de combustibles », à l’exclusion de toute autre activité, qu’elle figure ou non à l’annexe 1 ». Selon l’interprétation large souhaitée, l’installation en cause en l’espèce ne pourrait ainsi recevoir la qualification de « producteur d’électricité » et l’impossibilité de se voir allouer des quotas à titre gratuit lui serait dès lors inopposable. Quoi qu’il en soit, les mots même utilisés par le Tribunal formalisaient un conflit d’interprétation somme toute classique, conflit entre parties, mais aussi conflit entre juges puisque dans la décision commentée, la Cour n’a pas opté pour la lecture suggérée par le Tribunal.
II. Une interprétation large de la notion de « producteur d’électricité »
L’office de la Cour dans la décision commentée ne se limitait pas à qualifier l’installation en cause au regard de la notion de « producteur d’électricité » telle qu’elle résultait des dispositions de l’article 3 de la directive: il était préalablement nécessaire d’interpréter ces dispositions, c’est-à-dire d’en déterminer la signification exacte.
Afin de procéder à cette interprétation, la Cour a tenu à rappeler à la fois la logique économique du système d’échanges de quotas mis en place par la directive 2003/87/CE, qui repose sur une incitation des acteurs concernés à émettre moins de gaz à effet de serre que les quotas qui leur sont initialement alloués afin de pouvoir céder le surplus sur le marché mis en place, et la logique purement transitoire de l’allocation gratuite de quotas mis en place par l’article 10 bis de cette directive. Cela lui a permis de rappeler que, depuis l’année 2013, « la mise aux enchères des quotas est, ainsi qu’il ressort de la volonté du législateur de l’Union exprimée aux considérants 15 et 19 de la directive 2009/29, devenue la règle pour les producteurs d’électricité ». Autrement dit, la Cour a d’emblée mis en avant que l’allocation de quotas à titre gratuit, c’est-à-dire la finalité de ce litige pour ExxonMobil, ne peut désormais qu’être exceptionnelle.
Cela étant dit, on constate à la lecture de la décision commentée qu’afin de procéder à l’interprétation des dispositions en litige, la Cour a procédé en deux temps : d’une part délivrer une interprétation littérale de ces dispositions, d’autre part et surtout, confirmer cette interprétation au nom de l’objectif poursuivi à travers le système mis en pace par me directive.
1) La Cour a tout d’abord posé qu’au regard des dispositions littérales de l’article 3, il faut réunir deux conditions permettant la qualification de « producteur d’électricité », à savoir avoir produit de l’électricité pour la vendre à des tiers et ne pas avoir d’autres activités énumérées dans l’annexe I de la directive autre que la combustion de combustibles.
En l’espèce, elle a constaté que ces deux conditions étaient bien réunies, permettant de qualifier l’installation en cause de « producteur d’électricité » au sens de la directive. En effet, la deuxième condition est bien remplie par l’installation en cause, qui exerce une activité de « combustion de combustibles » sans que ni ses autres activités que sont la production de soufre et le traitement du gaz naturel ne soient mentionnées à l’annexe I. La première condition est également remplie puisque l’installation « injecte de façon continue contre rémunération, une partie de l’électricité qu’elle produit pour ses besoins propres dans le réseau électrique public ».
Toutefois, une question se poser sur la façon dont cette condition devait être comprise : pouvait-on considérer qu’est « producteur d’électricité » une installation qui ne vend à des tiers qu’une faible partie de l’électricité qu’elle produit dès lors que l’injection de celle-ci dans le réseau électrique public se justifie d’abord pour des raisons techniques afin de garantir l’alimentation continue en électricité de l’installation en cause dans l’éventualité d’une défaillance.
La Cour a néanmoins relevé que la définition donnée à l’article 3 « ne subordonne la qualité de producteur d’électricité à aucun seuil de production d’électricité ». Dès lors, « quand bien même l’essentiel de l’électricité qu’elle produit est destinée à ses besoins propres, l’installation doit être considérée comme producteur d’électricité ». Dans ses conclusions sur l’arrêt, l’avocat général Henrik Saugmandsgaard allait dans le même sens en relevant que la directive « n’énonce aucune exigence relative à la continuité de la production d’électricité et de la vente de l’électricité ainsi générée. Elle institue une règle claire selon laquelle la qualité de producteur d’électricité est acquise pour autant que l’installation ait produit de l’électricité destinée à la vente à des tiers à un moment quelconque à compter du 1er janvier 2005, indépendamment de toute fluctuation dans le temps du rapport entre la quantité d’électricité vendue et celle produite pour les besoins propres de l’installation ».
Au regard de ces éléments, la Cour aurait pu s’arrêter là et répondre positivement à la juridiction de renvoi. Mais cette interprétation purement littérale des termes de l’article 3, la Cour a entendu la justifier sur un autre terrain.
2) Dès l’entame de la décision, la Cour avait entendu rappeler que, pour l’interprétation d’une disposition du droit de l’Union, elle tient compte « non seulement des termes de celle-ci, mais également de son contexte et des objectifs poursuivis par la réglementation dont elle fait partie ». Autrement dit, la détermination du sens des énoncés compris dans la directive répond à une interprétation essentiellement fonctionnelle ou téléologique, c’est-à-dire celle qui « se détache des propriétés syntaxiques ou lexicales du texte lui-même pour considérer le contexte de son application » (V. Champeil-Desplats, Méthodologie du droit et des sciences du droit, Paris, Dalloz, 2014, p. 388). Ainsi, loin de s’estimer prisonnière de la rédaction d’un énoncé, la Cour considère que c’est davantage une logique sous-jacente à cet énoncé ou à l’ensemble du texte auquel il appartient qui doit être prise en compte pour déterminer sa signification.
Afin de répondre au Tribunal administratif de Berlin qui proposait une interprétation différente de la sienne, la Cour a souhaité justifier son interprétation en relevant qu’elle « est corroborée par l’objectif poursuivi par la directive 2003/87 ainsi que par l’économie générale de celle-ci ».
Dans ses conclusions, l’avocat général ne faisait pas mystère que les dispositions de l’article 3 devaient selon lui être appréhendées « à la lumière de l’économie générale ainsi que de la finalité globale de la directive 2003/87 et, en particulier, du régime d’allocation à titre gratuit prévu à son article 10 bis ». Précisément, pour la Cour, l’allocation de quotas d’émission à titre gratuit prévue à cet article s’inscrit dans le cadre d’un régime spécifique de règles transitoires, qui déroge au principe selon lequel les quotas d’émission doivent être alloués selon le mécanisme de mise aux enchères, imposant de ne pas procéder à une interprétation restrictive de la règle selon laquelle les quotas d’émission alloués aux « producteurs d’électricité », doivent l’être selon un mécanisme de mise aux enchères. Dans ces conditions, la notion de « producteur d’électricité » doit recevoir une « interprétation large » susceptible de raréfier l’exception à la règle. La Cour ajoute du reste que si la qualité de « producteur d’électricité » « devait dépendre du point de savoir si les ventes d’électricité effectuées par une installation relèvent d’une activité principale ou d’une activité accessoire de celle-ci, la détermination du montant définitif des quotas d’émission à allouer à titre gratuit aux installations éligibles reposerait, en l’absence de tout seuil prévu par le législateur de l’Union, sur des critères dont le contenu ne serait pas suffisamment clair et prévisible et qui, partant, seraient susceptibles de porter atteinte à la sécurité juridique, dès lors qu’ils risqueraient de donner lieu à la remise en cause ultérieure des quotas d’émission alloués ».
La Cour a ainsi parfaitement assis son interprétation des dispsoitions en cause, se permettant de rejeter l’argument relatif à l’inégalité de traitement entre plusieurs installations selon qu’elles exercent l’activité de combustion de combustible seule ou couplée à une autre activité visée à l’annexe I (ce qui permet d’échapper à la qualification de « producteur d’électricité ») en relevant que ces deux types d’installation ne se trouvaient pas dans une situation comparable au regard de la réglementation des échanges de quota dès lors qu’elles ne sont pas soumise au système d’échange pour le même nombre d’activités et n’ont donc pas la même vocation à pouvoir jouir de quotas alloués à titre gratuit.
Ainsi, à tout point de vue, l’interprétation pour laquelle a opté la Cour est présentée comme la seule à même de permettre l’effectivité du système mis en place par le droit de l’Union. C’est bien au nom d’un effet utile du système mis en place par la directive et des objectifs poursuivis par celle-ci que cette interprétation est expressément justifiée. Et il faut comprendre surtout que moins à une interprétation large de la notion de « producteur d’électricité », c’est à une interprétation la plus restrictive possible de l’exception à la règle de la mise aux enchères des quotas d’émission que la Cour a voulu aboutir.