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Cabinet d'avocat à Paris

La possibilité d’abroger l’autorisation d'une installation nucléaire de base pourtant créatrice de droits

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Le projet de réacteur EPR (pour European Pressurised water Reactor), dit de « troisième génération » a été élaboré, depuis 1992, par Siemens et Areva, et est destiné à améliorer la sûreté et la rentabilité économique de la production nucléaire d’électricité en France. C’est par un décret n° 2007-534 du 10 avril 2007 que le Premier ministre avait autorisé la création de l’installation nucléaire de base dénommée « Flamanville 3 » au profit de la société Electricité de France (EDF).

La création de ce nouveau réacteur nucléaire EPR a fait l’objet d’une large contestation, toujours vivace, et le Conseil d’Etat avait notamment déjà rejeté un recours pour excès de pouvoir contre ce décret (CE, 23 avril 2009, Association France Nature Environnement et autres, n° 306242). Il ne serait pas fait ici état de façon exhaustive de l’ensemble du contentieux né de ce projet (on se permet de renvoyer notamment à J.-S. Boda Le contrôle des décisions relatives aux limites de rejets des installations nucléaires de base, Energie, Environnement Infrastructures, Janvier 2015, n° 1, p. 51).

Projet industriel majeur qui devait, normalement, entrer en service en 2012, l’EPR demeure toujours en attente d’être mis en service par suite de retards conséquents dans les travaux qui ne sont pas sans conséquence sur les finances de la société EDF. C’est dans ce cadre que plusieurs associations de défense de l’environnement [à savoir, pour être précis, Greenpeace France, Réseau « Sortir du nucléaire », Notre affaire à tous, France nature environnement, Observatoire du nucléaire, Comité de réflexion d’information et de lutte anti-nucléaire (CRILAN), Stop EPR ni à Penly ni ailleurs et Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (CRIIRAD)] ont saisi le Premier ministre d’une demande d’abrogation du décret n° 2007-534 du 10 avril 2007. En l’absence de réponse, ils ont saisi le Conseil d’Etat le 21 août 2017 d’une requête tendant à l’annulation de la décision implicite de refus née du silence du Premier ministre et à ce que le juge lui enjoigne de procéder à l’abrogation demandée.

Devant le juge, les requérants soutenaient que le refus d’abroger le décret était illégal à la fois à raison d’une fraude entachant l’enquête publique préalable et au regard de l’absence de capacités techniques et financières de la société EDF à mener à bien le projet. Si la décision du finalement rendue par le Conseil d’Etat est loin de n’être qu’anecdotique c’est principalement dans la façon dont le juge a manié une grande notion du droit administratif général, celle de « décision créatrice de droits ». Car si en l’absence d’éléments tangibles dans le dossier, le Conseil d’Etat a été amené à rejeter la requête sans s’épancher (I), il a nettement jugé en principe que l’autorisation de création d’une installation nucléaire de base, décision créatrice de droits, pâtissait pourtant d’une relative précarité (II).


I.- L’absence d’éléments tangibles conduisant au rejet de la requête

Les associations requérantes faisaient valoir que l’acte dont l’abrogation était sollicitée avait été vicié par une fraude et était, comme tel, illégal. Pour établir la fraude présumée, elles se fondaient principalement sur une enquête journalistique parue en 2017 qui démontrerait que l société EDF avait connaissance, dès 2005, de la non-conformité de pièces produites par l’usine Creusot Forge qui étaient nécessaires à l’EPR de Flamanville.

Dans la décision commentée, le Conseil d’Etat a précisé qu’il résulte « en tout état de cause de l’instruction qu’en décembre 2005, l’Autorité de sûreté nucléaire a eu connaissance des anomalies constatées dans la fabrication d’équipements sous pression nucléaires par l’usine Creusot Forge, reprise par la société Areva NP l’année suivante, et que des échanges entre EDF, Areva et l’Autorité ont eu lieu à ce sujet, notamment au cours de l’année 2006. Ainsi, ces éléments n’ont pas été dissimulés à l’autorité administrative investie du pouvoir de police des installations nucléaires de base, contrairement à ce qui est soutenu par les associations requérantes. La circonstance qu’ils n’auraient pas figuré au dossier de l’enquête publique effectuée en 2006 préalablement à l’autorisation litigieuse n’est pas, à elle seule, de nature à caractériser une fraude dans l’obtention de cette autorisation ».

Comme le relevait le rapporteur public, Stéphane Hoynck, dans ses conclusions sur la décision, l’enquête journalistique en cause révélait des courriers adressés à l’époque à EDF et Areva par l’Autorité de sûreté nucléaire, soit une autorité administrative, laquelle était donc parfaitement en situation de connaître les difficultés en cause et aucune volonté de la tromper ne pouvant être établie. Il estimait au surplus que les éléments en cause n’étaient pas fondamentaux au stade de la procédure d’autorisation de création mais devaient être appréciés « dans le cadre spécifique du contrôle de conformité des équipements sous pression nucléaire et (…) dans le cadre de l’autorisation de mise en service de l’installation », c’est-à-dire postérieurement au décret d’autorisation et non avant son édiction.

A défaut d’une telle fraude, les associations requérantes mettaient en avant quelques anomalies techniques et surtout l’absence de respect, par la société EDF, de ses obligations en matière de capacités techniques et financières. Le Conseil d’Etat a néanmoins estimé que les « diverses anomalies techniques, tenant notamment à la construction du radier et à la fabrication du « liner » de l’enceinte de confinement », relevées par l’Autorité de sûreté nucléaire au cours de la construction du réacteur « Flamanville 3 », ont été « corrigées par l’exploitant de manière jugée satisfaisante par cette autorité ». De même, « les anomalies décelées dans la composition de l’acier utilisé dans certaines parties de la cuve de ce réacteur ne sont pas de nature à interdire toute mise en service future de l’installation dans des conditions de sécurité satisfaisantes, ainsi que cela ressort notamment de l’avis rendu par l’Autorité de sûreté nucléaire le 10 octobre 2017 concluant à l’absence de remise en cause de la future mise en service et utilisation de l’installation du seul fait de ces anomalies ». Enfin, selon le Conseil d’Etat, la situation financière d’EDF « dont l’endettement financier net était évalué à 33 milliards d’euros au 31 décembre 2017 » ne caractérise pas une « incapacité de l’exploitant à mener à bien son projet, y compris en ce qui concerne la prise en charge des futures dépenses de démantèlement de l’installation ».

Ainsi, au terme d’un contrôle très factuel, le Conseil d’Etat a rejeté la requête dont il était saisi. Pour autant, la clé de la décision commentée réside ailleurs, dans le régime juridique applicable aux autorisations nucléaires de base.

II.- La précarité relative de l’autorisation de création d’une installation nucléaire de base

Si la décision commentée peut être lue comme une simple décision rejetant une requête aux arguments pauvres et sans doute très faiblement étayés, pour autant, son intérêt réside ailleurs. En effet la problématique essentielle dont était saisi le juge tenait à la possibilité, pour une autorité administrative ayant autorisé une installation nucléaire de base, de mettre fin à cette autorisation pour l’avenir.

A) Une décision soumise à un régime légal strict…

Juridiquement, le décret litigieux s’analysait bien comme un acte non réglementaire créateur de droit pour la société EDF qui en bénéficiait sans contestation possible (Voir sur ce point CE, 26 février 1996, Land de Sarre et autres, n° 115585). Cela peut justifier que son abrogation soit très fortement encadrée dans le temps, au nom du principe de sécurité juridique ; c’est le principe en matière de décision créatrice de droit et il s’agit sans doute d’un principe cardinal en droit public. Il doit cependant se concilier (et donc être concilié) avec d’autres règles et principes juridiques, en l’espèce avec des impératifs politiques vitaux, en particulier la sécurité d’approvisionnement du territoire national en électricité mais aussi la sécurité « tout court » s’agissant d’installations extrêmement dangereuses en cas d’accident.

Les associations requérantes n’avaient pris, dans un premier temps, aucun risque en se plaçant sur le terrain de la fraude : indépendamment du fond de la décision, une telle qualification n’est pas sans conséquence sur la sécurité juridique de droits censés être créés puisque, codifiant une jurisprudence bien établie (Voir CE, 29 novembre 2002, Assistance publique Hôpitaux de Marseille, n° 223027), les dispositions de l’article L. 241-2 du code des relations entre le public et l’administration précisent qu’un acte administratif unilatéral obtenu par fraude « peut être à tout moment abrogé ou retiré ». Reste qu’en l’absence de fraude établie, comme on l’a vu plus haut, le doute était largement permis sur la possibilité pour l’administration de venir abroger le décret litigieux dix ans après son édiction, au regard des droits créés pour la société EDF. C’est là que la décision commentée innove clairement dans son affirmation de principe.

De manière générale, les dispositions de l’article L. 242-2 1° du code des relations entre le public et l’administration précise que l’administration « peut, sans condition de délai « abroger une décision créatrice de droits dont le maintien est subordonné à une condition qui n’est plus remplie ». Toute la question était alors de savoir si un décret autorisant la création d’une installation nucléaire de base entrait dans cette catégorie, ce que le Conseil d’Etat a très clairement admis en l’espèce.

En défense, la société EDF faisait pourtant valoir que le décret n’était assorti d’aucune condition et qu’il ne pouvait donc être regardé, au sens des dispositions précitées, comme une « décision créatrice de droits dont le maintien est subordonné à une condition ». Le Conseil d’Etat ne l’a cependant pas suivi dès lors que la loi encadre très strictement non seulement l’édiction des autorisations d’installations nucléaires de base, mais aussi leur application. Ainsi l’article L. 593-1 du Code de l’environnement précise que les installations nucléaires de base sont soumises au régime légal d’autorisation prévu par les articles suivants en raison des « risques ou inconvénients qu'elles peuvent présenter pour la sécurité, la santé et la salubrité publiques ou la protection de la nature et de l'environnement ». La réglementation très stricte qui entoure ces autorisations et leur application s’explique aisément par le caractère très sensible de l’activité nucléaire. C’est notamment la raison pour laquelle l’article L. 593-23 du Code de l’environnement précise qu’un décret en Conseil d'Etat « peut ordonner la mise à l'arrêt définitif et le démantèlement d'une installation nucléaire de base qui présente, pour les intérêts mentionnés à l'article L. 593-1, des risques graves ». Autrement dit en la matière, la loi a entendu limiter la sécurité juridique des titulaires d’autorisation de créer des installations nucléaires de base : d’une part celles-sont sont soumises à la réalisation de conditions précises, d’autre part ces installations peuvent toujours être mises à l’arrêt. Le juge en a tiré les conséquences en reconnaissant le caractère précaire des droits créés par l’autorisation de l’installation.

B) … et en conséquence, une décision qui peut être abrogée dans certains cas.

C’est en considération du régime légal très rigoureux auquel les installations nucléaires de base sont soumises que le Conseil d’Etat a jugé dans la décision commentée, par un considérant de principe, qu’il incombe à l’autorité administrative investie du pouvoir de police de ces installations « de vérifier si les conditions légales permettant le fonctionnement de l’installation sont toujours remplies ». Si elles ne le sont plus, il lui « incombe alors de modifier l’autorisation de l’installation nucléaire de base en cause pour fixer les dispositions ou obligations complémentaires que requiert la protection des intérêts mentionnés à l’article L. 593-1 et, lorsque ces modifications ne sont pas de nature à prévenir ou à limiter de manière suffisante les risques graves qu’elle présente pour ces mêmes intérêts, d’abroger l’autorisation ».

En tirant toutes les conséquences du régime légal aujourd’hui applicable aux installations nucléaires de base, notamment les dispositions issues de la loi n° 2006-686 du 13 juin 2006 relative à la transparence et à la sécurité en matière nucléaire, la décision commentée illustre un certain changement de ton en la matière. En effet, dans l’arrêt précitée Land de Sarre et autres, le Conseil d’Etat avait estimé à la fois que « des décrets portant autorisation de création d'installations nucléaires de base n'ont pas le caractère d'actes réglementaires dont les intéressés peuvent, sur le fondement du décret du 28 novembre 1983 ou par application d'un principe de droit, demander au gouvernement après l'expiration du délai de recours, l'abrogation en raison de leur illégalité d'origine » et que ces mêmes décrets ayant créé des droits au profit d’EDF, le moyen tiré de ce qu’ils étaient devenus illégaux postérieurement à leur adoption en raison de changements dans les circonstances de droit ou de fait était inopérant. On mesure ainsi le chemin parcouru, que vient parachever la décision commentée en reconnaissant le pouvoir de l’autorité de police, in fine, d’abroger l’autorisation.

En somme la décision d’autorisation créer des droits mais demeure précaire ; concrètement, elle peut légalement faire l’objet de prescriptions complémentaires. La possibilité d’abroger, in fine, cette décision, reconnue par la décision commentée, n’est donc qu’une conséquence ultime du régime juridique préexistant tel que l’a prévu le législateur. Il ne fait aucun doute qu’elle devrait, le cas échéant, être solidement motivée. Et fort logiquement, le juge administratif ne pourrait annuler un refus d’abroger que dans des cas extrêmes : en l’espèce, le feuilleton des multiples retards de l’EPR et de l’endettement de la société EDF n’a ainsi pas suffi à convaincre le juge que l’administration devait abroger l’autorisation de créer « Flamanville 3 ».

La solution retenue dans la décision commentée est dominée par une logique de conciliation non dénuée de considérations pratiques ; comme le notait Stéphane Hoynck, dans ses conclusions, « il s’agit d’un coté de donner un minimum de sécurité juridique à des acteurs économiques qui ne peuvent prendre des décisions d’investissement parfois lourdes en s’appuyant seulement sur une autorisation administrative précaire et révocable sans condition, et d’un autre côté de ne pas considérer que pour des autorisations accordées pour des durées parfois très longues, le seul moment où l’autorité administrative pourrait exercer sa mission de protection des intérêts généraux dont elle a la charge serait lors de l’instruction initiale de la demande, alors que l’écoulement du temps et la survenance de nouveaux éléments peuvent justifier, pour la préservation de ces intérêts, de modifier une telle autorisation, dans les prescriptions dont elle est assortie et parfois même de la faire disparaitre ».

On rappellera, pour terminer, que l’autorisation de création d’une installation nucléaire de base, bien que créatrice de droit, ne suffit pas pour permettre l’exploitation effective de celle-ci : encore faut-il une autorisation de mise en service et une autorisation d’exploiter (point d’autorisation unique en la matière).

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