Le renforcement du contrôle juridictionnel sur l'exercice du pouvoir de police des déchets
Mis en place par les articles L. 541-1 et suivants du Code de l'environnement, la police spéciale des déchets relève à titre principal du maire – le préfet ne devant intervenir qu’en cas de carence – dont l’inaction est susceptible d’engager la responsabilité de la commune. L’apport principal de la décision commentée réside précisément dans le choix d’un contrôle normal du juge sur le refus du maire de faire usage de ces pouvoirs.
Les époux Rebhun sont propriétaires de plusieurs hectares de bois sur le massif du cap Sicié, espace remarquable classé natura 2000, surplombant les calanques. Au cours d’une longue période couvrant près de vingt ans, leur site a fait l’objet d’une pollution par le dépôt régulier de gravats et de déchets. En 2009, à la suite de constatations opérées par des agents de la direction départementale de l’équipement, il a pu être établi la présence, sur le terrain des requérants, de six camions appartenant à des entreprises identifiées le 10 mars 2009. Suite à ces constatations, les propriétaires du terrain ont déposé plainte et l’information puis l’instruction judiciaire ont mis en évidence les agissements d’entrepreneurs de travaux qui ont été finalement condamnés pénalement. Parallèlement à ce volet pénal, ils ont également tenté d’engager la responsabilité conjointe de la commune de Six-Four-les-plages et de l’Etat pour carence dans l’exercice de leur pouvoir de police. C’est le litige à l’origine de la décision commentée.
Le tribunal administratif de Toulon ayant rejeté leur demande (TA Toulon, 6 décembre 2013, n° 1101062), son jugement a été annulé pour insuffisance de motivation par la Cour administrative d’appel de Marseille. Evoquant l’affaire, la Cour a également rejeté les conclusions indemnitaires (CAA Marseille, 15 décembre 2015, n° 14MA00600). C’est de cet arrêt dont était saisi le Conseil d’Etat par la voie de la cassation. Il devait ainsi se prononcer sur le degré de contrôle du juge sur la carence de l’autorité de police.
Le Conseil d’Etat a infirmé à la fois l’irrecevabilité de certaines conclusions que la Cour avait regardé comme nouvelle en appel (1) et le caractère constant attaché par la Cour à certains faits (2).
1) Devant la Cour administrative d’appel de Marseille, les requérants avaient demandé à être indemnisés des préjudices causés par l’abstention fautive du préfet du Var dans la mise en œuvre des pouvoirs qui lui sont dévolus par les articles L. 414-5, L. 162-11 à 162-16 du code de l’environnement. Il s’agit des pouvoirs de police de l’Etat relatifs aux sites natura 2000 d’une part et à la prévention et réparation de certains dommages causés à l'environnement d’autre part. La Cour avait estimé que les faits générateurs de ces dommages étaient distincts de ceux que les requérants invoquaient en première instance. En conséquence, elle avait rejeté ces conclusions comme étant nouvelles en appel.
Cette analyse a été complétement infirmée par le Conseil d’Etat dans la décision commentée. Il a jugé que les requérants n’ont « modifié ni l'objet de leur demande de première instance, qui tendait à la réparation des conséquences dommageables de l'inaction du préfet, ni la cause juridique de cette demande, fondée sur la responsabilité pour faute ». En effet, comme le relevait le rapporteur public, L. Marion, dans ses conclusions sur la décision commentée, les requérants « avaient déjà cherché à engager la responsabilité de l’Etat du fait de son abstention à faire usage de ses pouvoirs de police ». Dès lors, en appel ils n’ont « pas fait autre chose que préciser leur argumentation sur la nature de cette carence, en invoquant de nouveaux textes qui auraient pu justifier l’intervention du préfet ». Ce faisant, ils n’ont modifié ni l’objet, ni la cause juridique des demandes dont avait été saisi le premier juge : la seule nouveauté de la requête d’appel tenait à une argumentation juridique nouvelle, plus précise et se fondant sur de nouveaux textes. Autrement dit, ce n’est pas de conclusions nouvelles qu’il était question mais bien de moyens nouveaux, lesquels sont recevables en appel dès lors qu’ils ne se fondent pas sur une cause juridique distincte de la cause juridique à laquelle se rattache les moyens développés en première instance. (CE, 20 février 1953, Société Intercopie, Rec. p. 88). La Cour a donc commis une erreur de droit.
2) Afin de juger de la responsabilité de la commune, la Cour avait opéré une distinction entre deux périodes selon que le préjudice était antérieur ou postérieur à l’année 2009. En effet, selon la Cour, si le volet judiciaire de l’affaire avait permis de mettre en évidence, à partir de mars 2009, les agissements d’entrepreneurs de travaux qui « doivent ainsi être regardés comme les seuls producteurs des déchets visés par cette procédure judiciaire », tel n’était pas le cas antérieurement. La Cour avait en effet relevé qu’il était « constant que les déchets litigieux déposés sur le terrain des (requérants) avant l’année 2009, constitués pour l’essentiel de terres, gravats, blocs de pierre, morceaux de bitume et de ferrailles, ne proviennent pas de producteurs ou autres détenteurs connus ». Sur ce point également, le Conseil d’Etat a infirmé le constat établi par la Cour : relevant que les requérants soutenaient dans leurs écritures qu’ils ne pouvaient être regardés comme les détenteurs des déchets entreposés sur leur parcelle avant l’année 2009 dès lors que leur producteur pouvait, selon eux, être identifiés, le Conseil d’Etat a jugé que la Cour n’avait pu estimer constant l’absence de producteurs ou autres détenteurs connus.
Comme le relevait L. Marion dans ses conclusions, il faut tenir compte de « l’acception courante donnée à l’expression "il est constant" qui s’emploie en principe quand les parties s’accordent sur une situation de fait ». Autrement dit, en vertu d’une convention de langage propre à l’écriture contentieuse, l’adverbe « constant » renvoie à l’absence de contestation entre les parties sur certains faits ; il ne peut donc être employé dans les motifs d’une décision pour lorsqu’il ressort clairement de l’instruction contradictoire que les parties sont en désaccord sur un ou plusieurs faits. Or, en l’espèce, les requérants soulevaient bien « une contestation expresse et précise » sur la possibilité d’identifier les producteurs des déchets litigieux – faisant même valoir que la commune pouvait être regardée comme productrice des déchets. Dès lors, le Conseil d’Etat a jugé que la cour s’était « méprise sur la portée de leurs écritures ». Ce point est important car, ce faisant, le Conseil d’Etat s’est limité à son contrôle de cassation : il n’a pas cherché à régler l’affaire à fond.
Quoi qu’il en soit, l’analyse de l’arrêt d’appel est ainsi contredite au stade de la cassation sur deux points de procédure fondamentaux : l’absence de conclusions nouvelles irrecevables en appel et l’erreur sur la portée des écritures des requérants. Mais c’est une autre erreur relevée par le Conseil d’Etat, relative au degré de contrôle du juge, qui donne à la décision commentée toute sa portée. Le cœur du litige reposait sur la possibilité d’identifier un producteur ou un détenteur des déchets déposés sur le terrain des requérants, dès lors que de cette identification devaient dépendre la mise en œuvre de ses pouvoirs par l’autorité de police.
En effet, aux termes de l’article L. 541-2 du Code de l’environnement, issu de la loi n° 75-633 du 15 juillet 1975 relative à l'élimination des déchets et à la récupération des matériaux modifié par la loi du 30 juillet 2003 relative à la prévention des risques technologiques et à la réparation des dommages « toute personne qui produit ou détient des déchets dans des conditions de nature à produire des effets nocifs sur le sol, la flore et la faune, à dégrader les sites ou les paysages, à polluer l’air ou les eaux, à engendrer des bruits et des odeurs et, d’une façon générale, à porter atteinte à la santé de l’homme et à l’environnement, est tenue d’en assurer ou d’en faire assurer l’élimination conformément aux dispositions du présent chapitre, dans des conditions propres à éviter lesdits effets ». Ces dispositions ont par la suite été modifiées par l’ordonnance n° 2010-1579 du 17 décembre 2010 pour faire place aux notions de « producteur » et « détenteur de déchets ». Néanmoins, comme le rappelle le Conseil d’Etat dans la décision commentée, interprétées à la lumière des dispositions de la directive du 5 avril 2006 relative aux déchets, les producteurs ou autres détenteurs des déchets sont responsables des déchets. En l’absence de tout producteur ou détenteur connu, le propriétaire du terrain sur lequel ont été déposés des déchets peut être regardé comme leur détenteur et être assujetti à l’obligation d’éliminer ces déchets. L’article L. 541-3 du code de l’environnement précise que l’autorité titulaire du pouvoir de police générale doit prendre les mesures nécessaires pour assurer l’élimination des déchets dont l’abandon, le dépôt ou le traitement présente des dangers pour l’environnement.
La Cour ayant considéré qu’il n’existait pas de producteurs ou autres détenteurs connus avant 2009, elle n’avait eu à s’interroger dans son arrêt que sur la légalité de la carence de l’autorité de police sur la période postérieure, pour laquelle un producteur était clairement identifié. Or, la Cour a estimé que l’abstention du maire ne pouvait être regardée comme illégale « que lorsque l’état d’un terrain non bâti porte à l’environnement une atteinte d’une gravité telle qu’un refus serait entaché d’une erreur manifeste d’appréciation (nous soulignons) ». En l’espèce, elle a estimé que le maire n’avait pas commis d’erreur manifeste d’appréciation « dès lors que les déchets déposés par les entrepreneurs de travaux en mars 2009 étaient constitués de gravats inertes et non dangereux et que leur enlèvement par leurs auteurs aurait, en tout état de cause, laissé subsister ceux déversés avant 2009 pendant près de vingt ans ».
Le Conseil d’Etat a spectaculairement infirmé l’arrêt sur ce point de droit en jugeant que la Cour ne pouvait se borner à rechercher si l’abstention du maire était entachée d’erreur manifeste. Désormais, il appartient au juge d'exercer un plein contrôle sur le respect de l'obligation incombant à l'autorité investie de pouvoir de police municipale de prendre les mesures nécessaires pour assurer l'élimination des déchets dont l'abandon, le dépôt ou le traitement présente des dangers pour l'environnement. Autrement dit, le Conseil d’Etat a opéré un revirement de jurisprudence quant au degré de contrôle du juge sur la carence des autorités de police des déchets.
L’arrêt de la Cour administrative d’appel de Marseille étant annulé en tant qu’il a rejeté la demande indemnitaire présentée tant contre l’Etat que contre la commune de Six-Fours-les-Plages, l’affaire lui est renvoyée afin qu’elle rejuge le litige en tenant compte notamment de ce revirement de jurisprudence.