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Cabinet d'avocat à Paris

TRV: nécessité de tenir compte du principe de sécurité juridique

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La libéralisation du secteur de la fourniture d’électricité en France n’a pas fait disparaitre tous les tarifs réglementés de vente en raison d’une exigence politique visant à garantir le pouvoir d’achat des ménages.

Concrètement, on trouve sur le marché français de la fourniture d’électricité à la fois des tarifs réglementés de vente uniquement pour les petits consommateurs (dits tarifs bleus), fixés par arrêté ministériel, que seuls les opérateurs dits « historiques » - à savoir la société EDF et les entreprises locales de distribution - peuvent appliquer dans le cadre d’un monopole légal, et des offres de marché que l’ensemble des opérateurs peuvent proposer.

La persistance de tarifs réglementés de vente ne doit cependant pas être un obstacle au développement d’un marché concurrentiel, au regard des exigences du droit de l’Union européenne ; elle ne doit pas empêcher la « contestabilité » de ces tarifs pour utiliser un terme à la mode. Dans cette optique, le système de l’Accès Régulé à l'Electricité Nucléaire Historique (ARENH), mis en place par la loi n° 2010-1488 du 7 décembre 2010 portant nouvelle organisation du marché de l'électricité, permet aux fournisseurs alternatifs d’acquérir auprès de la société EDF, à un tarif régulé, une part de l’électricité d’origine nucléaire. Afin de faciliter l’ouverture à la concurrence de ce marché, le législateur a par ailleurs prévu que les tarifs réglementés de vente de l’électricité seront progressivement calculés selon une nouvelle méthode dite d’empilement des coûts. Le décret n° 2014-1250 du 28 octobre 2014 fixant la nouvelle méthode de fixation des tarifs réglementés de vente est venu préciser cette nouvelle méthode de calcul.

Alors que les tarifs jaunes et verts des gros consommateurs existaient encore, l’Association nationale des opérateurs détaillants en énergie (ANODE), qui regroupe les fournisseurs alternatifs en gaz et électricité, a contesté la légalité de trois décisions relatives aux tarifs réglementés de vente de l’électricité. Il s’agissait tout d’abord de la décision de rejet de sa demande d’abrogation de l’arrêté du 26 juillet 2013 relatif aux tarifs réglementés de vente de l’électricité, ensuite de l’arrêté ministériel du 28 juillet 2014 modifiant l'arrêté du 26 juillet 2013 relatif aux tarifs réglementés de vente de l'électricité et enfin de l’arrêté du 30 octobre 2014 relatif aux tarifs réglementés de vente de l’électricité. A travers ces trois requêtes, l’association requérante mettait en avant à la fois l’extrême complexité des règles s’imposant à l’autorité administrative dans le calcul de ces tarifs et les maladresses récurrentes du politique dans ce domaine. Or, on le sait, le calcul des tarifs réglementés de vente de l’énergie constitue un nid à contentieux dont le caractère répétitif atteste que quelque chose ne fonctionne pas dans le système de régulation mis en place.

La requête visant l’arrêté ministériel du 28 juillet 2014 mettait le Conseil d’Etat aux prises avec une pratique administrative discutable. L’article 6 de l’arrêté du 26 juillet 2013 disposait en effet que « les barèmes du Tarif Bleu, tels qu'annexés, sont augmentés de 5 % en moyenne à compter du 1er août 2014. Ce niveau sera ajusté en fonction de l'évolution effective des coûts sur la période tarifaire concernée ». C’est cette disposition que l’arrêté du 28 juillet 2014 est venu abroger alors qu’elle devait trouver à s’appliquer trois jours plus tard.

Si le Conseil d’Etat avait déjà annulé un arrêté tarifaire pour l’absence de clarté et de précision des critères en fonction desquels devaient s’appliquer les tarifs (Voir CE, 22 octobre 2012, SIPPEREC, n° 332641), jamais il n’avait fait intervenir le principe de sécurité juridique dans le contrôle des arrêtés tarifaires. C’est là que se situe la grande originalité de la décision ANODE : le Conseil d’Etat a jugé que l’abrogation en cause intervenait « à une date où les fournisseurs d’électricité avaient pu déjà anticiper pleinement les effets de leur mise en œuvre ». Il en a tiré pour conséquence que « dans ces circonstances particulières, et compte tenu de l’importance du niveau des tarifs réglementés « bleus » pour l’activité des fournisseurs d’électricité et le contenu des offres qu’ils proposent, l’arrêté attaqué a été pris en méconnaissance du principe de sécurité juridique ». L'arrêté du 28 juillet 2014 a ainsi été annulé, le juge enjoignant aux ministres compétents de prendre, dans un délai de trois mois, un nouvel arrêté fixant les tarifs réglementés " bleus " de l'électricité pour la période comprise entre le 1er août 2014 et le 31 octobre 2014 conformément aux principes qu’il a énoncé dans sa décision. Cela fut fait par l’arrêté du 1er octobre 2016 relatif aux tarifs réglementés de vente de l'électricité pour la période comprise entre le 1er août 2014 et le 31 octobre 2014.

Par cette décision, le Conseil d’État a annulé pour la première fois une disposition réglementaire au motif de son intervention tardive. Cette solution a pu surprendre jusqu’au sein de l’institution. En effet, dans ses conclusions, le rapporteur public, E. Bokdam-Tognetti, avait développé l’idée selon laquelle les dispositions abrogées, bien que rédigées « en des termes à première vue impératifs », ne paraissaient avoir constitué qu’une « simple annonce ou déclaration d’intention, visant à rassurer les opérateurs du secteur, mais dépourvue de tout effet juridique direct ». Elle avait par ailleurs nettement affirmé que « le moyen tiré d’une violation du principe de sécurité juridique du fait de la remise en cause de l’engagement d’augmentation des tarifs de 5% au 1er août 2014 ne saurait (..) prospérer ». Ce faisant, elle prenait en compte exclusivement l’analyse de la nature de la norme et considérait que celle-ci n’avait « en réalité » pas d’effet précis. Elle semblait ainsi considérer que cet alinéa faisait partie de la catégorie que N. Bobbio qualifie de directive, qui regroupe les « normes qui imposent l’obligation, non de les observer, mais de les garder à l’esprit, sauf à s’en dispenser pour un motif justifié » (« La norme », in Essais de théorie du droit, Paris, LGDJ, 1998, p. 121). Et de cette nature particulière de la norme en cause, devenue simple « conseil », elle tirait pour conséquence que n’ayant pas d’effet juridique réel, elle ne pouvait porter atteinte à la sécurité juridique.

Renversant la perspective, le Conseil d’Etat s’est placé sur un tout autre plan : sans prendre parti sur la nature de la norme en cause, il a souhaité censurer le décalage existant entre la situation juridique prévisible pour les principaux intéressés au regard de l’état du droit et la situation qui allait résulter de l’abrogation furtive de l’arrêté. Autrement dit, c’est du point de vue des administrés qu’il s’est placé, en l’occurrence les professionnels du secteur, qui pouvaient raisonnablement penser que la disposition en cause allait recevoir pleine application de telle sorte qu’une abrogation « in extremis » avait pour effet de perturber leur anticipation. De ce point de vue, peu importait que la portée normative de la disposition puisse être discutée et qu’un communiqué de presse du 19 juin 2014 ait annoncé le principe de l’abrogation. Si le juge n’a pas interdit à l’autorité ministérielle d’utiliser son pouvoir normatif pour créer des effets d’annonce, il a proscrit tout manque de diligence dans la modification des intentions de l’administration : une abrogation – et sans doute une modification significative – ne peut intervenir juste avant l’entrée en vigueur du texte en cause. Il a ainsi donné au principe de sécurité juridique une portée nouvelle.

Le Conseil d’Etat avait érigé le principe de sécurité juridique au rang de principe général du droit dans la décision Société KPMG, dans laquelle il avait clairement énoncé qu’il incombe « à l’autorité investie du pouvoir réglementaire d’édicter, pour des motifs de sécurité juridique, les mesures transitoires qu’implique, s’il y a lieu, une réglementation nouvelle (…) » (CE, 24 mars 2006, Société KPMG, n° 288460 et suivants). Cette consécration du principe de sécurité juridique avait cependant des limites : dans le même arrêt, le Conseil d’Etat avait rappelé que le principe de confiance légitime ne trouvait à s'appliquer que « dans le cas où la situation juridique dont a à connaître le juge administratif français est régie par le droit communautaire ». Hors du champ du droit communautaire, le moyen tiré de la méconnaissance du principe de confiance légitime demeurait inopérant (CE, 5 mars 1999, Rouquette, n° 194658). Or, cette distinction de valeur juridique des deux principes n’était pas purement formelle : alors que la sécurité juridique à un caractère « objectif », la confiance légitime a un caractère « subjectif : elle tient à la croyance que les intéressés peuvent avoir dans l’existence et le maintien d’un certain état du droit » (M. Long et al., Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, 20e éd., 2015, Partis, Dalloz, p. 824).

Concrètement – ou plus exactement par concrétisation – si l’application du principe de sécurité juridique a d’abord visé à imposer les mesures transitoires nécessaires à l’édiction d’une nouvelle réglementation, elle a également servi de justification à l’application différée d’une nouvelle voie de recours des tiers contre les contrats publics et plus généralement à la modulation dans le temps d’une annulation contentieuse. Cependant, en aucun cas le principe ne pouvait paralyser le droit de l’administration d’abroger un règlement. Ainsi, postérieurement à l’arrêt Société KPMG, le Conseil d’Etat avait rappelé que l’exercice du pouvoir réglementaire implique pour son détenteur « la possibilité de modifier à tout moment les normes qu’il définit sans que les personnes auxquelles sont, le cas échéant, imposées de nouvelles contraintes, puissent invoquer un droit au maintien de la réglementation existante » (CE, 13 décembre 2006, Mme Lacroix, n° 287845). Ainsi, le principe de sécurité juridique se distinguait nettement du principe de confiance légitime.

Un rapprochement semblait cependant à l’œuvre : l’ancrage constitutionnel récemment assumé du principe de sécurité juridique par le Conseil d’Etat (CE, 21 janvier 2015, Société EURL 2B, n° 382902) faisait écho à la jurisprudence du Conseil constitutionnel qui, sans employer cette expression, rattachait à la garantie des droits la protection des « situations légalement acquises » contre toute « atteinte résultant de l’imprévisibilité, de l’instabilité, ou de l’absence de clarté de la norme, qui ne serait pas justifiée par un motif d’intérêt général suffisant » (CC, 29 décembre 2005, n° 2005-530 DC). La censure opérée dans la décision commentée conduit à rapprocher singulièrement les deux principes et à resserrer la contrainte normative que le principe de sécurité juridique fait peser sur l’administration : désormais, l’administration est engagée a minima par une réglementation contenant un programme réglé par un calendrier. Cet engagement a minima se traduit par l’impossibilité de ne pas respecter soudainement ce programme, sans avoir eu la délicatesse de prévoir un délai suffisant pour permettre aux principaux intéressés de revoir leurs prévisions : il impose une certaine diligence à l’administration dans l’évolution de la règlementation. La nouvelle réglementation doit laisser un temps d'adaptation nécessaire aux destinataires de la norme.

 

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