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Analyse du rejet des recours questionnant la propriété du « système Linky »

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Le déploiement progressif, sur le territoire français, des dispositifs de comptages intelligents ou compteurs Linky, par les gestionnaires des réseaux publics de distribution d’électricité, est aujourd’hui expressément prévu par le Code de l’énergie.

Le décret n° 2010-1022 du 31 août 2010, désormais codifié aux articles R. 341-4 et suivants du Code de l’énergie, prévoit ainsi la mise en œuvre de « dispositifs de comptage permettant aux utilisateurs d'accéder aux données relatives à leur production ou leur consommation et aux tiers autorisés par les utilisateurs à celles concernant leurs clients ». Ces compteurs visent à permettre une facturation du service élaborée à partir de la consommation réelle mais aussi des interventions et diagnostics à distance.

Afin notamment d’anticiper ce déploiement, par une délibération en date du 15 avril 2011, la Communauté urbaine du Grand Nancy (CUGN) avait résilié son contrat de concession de distribution publique d’électricité et autorisé son président à conclure un nouveau contrat de concession, signé le 18 avril 2011, avec les sociétés ERDF (devenue Enedis) et EDF. Ce contrat prévoyait notamment, à ses articles 2 et 19, que les nouveaux compteurs installés en cours d'exécution de la concession étaient exclus des ouvrages concédés ; ils appartenaient dès lors en propre au concessionnaire. Six usagers du service public concédé et contribuables locaux, qui contestaient notamment la légalité de cette clause, avaient formé un recours gracieux contre la délibération du 15 avril 2011 et la décision de signer le contrat. Suite au rejet de ce recours, ils avaient saisi le Tribunal administratif de Nancy de la légalité de ces actes mais leurs requêtes avaient été rejetées (TA Nancy, 9 avril 2013, n° 1101956 et suivants). Les requérants ayant relevé appel de ces jugements, la Cour administrative d’appel de Nancy avait finalement annulé la délibération du 15 avril 2011 et la décision de signer la concession « en tant qu'elles portent sur une convention dont le cahier des charges comporte, aux articles 2 et 19 concernant la propriété des compteurs, et à l'article 31 concernant la réévaluation de l'indemnité de fin de contrat en cas de résiliation anticipée, des clauses illégales » (CAA Nancy, 12 mai 2014, M. Mietkiewicz et autres, n° 13NC01303 et suivants). Faute de pourvoi, cet arrêt est devenu définitif.

Afin d’en tirer les conséquences, la CUGN a autorisé son président, par une délibération du 14 novembre 2014, à signer l’avenant n° 1 à la concession, modifiant les articles 2, 19 et 31 du cahier des charges. Dans sa rédaction issu de l’avenant numéro 1, l’article 2 du cahier des charges de la concession stipulait désormais que les ouvrages concédés comprenaient « les compteurs notamment ceux visés par le décret n° 2010-1022 du 31 août 2010 relatif aux dispositifs de comptage sur les réseaux publics d’électricité » mais il précisait que « sont exclus des ouvrages concédés tous autres dispositifs de suivi intelligent, de contrôle, de coordination et de stockage des flux électriques, d’injection comme de soutirage, qui viendraient à être installés par le concessionnaire sur le réseau concédé pendant la durée du contrat de concession ». Par plusieurs recours gracieux en date du 12 janvier 2015, cinq des usagers à qui la Cour avait précédemment donné raison, ont entendu contester tant la validité de cet avenant que celle de son article 1er, relatif aux compteurs Linky, en tant que cette clause était, selon eux, réglementaire. De nouveau, suite au rejet de ces recours, ils ont saisi le Tribunal administratif de Nancy d’une requête sollicitant, en application de la jurisprudence Département de Tarn-et-Garonne (CE, 4 avril 2014, Département de Tarn-et-Garonne, n° 358994), l’annulation ou la résiliation de l’avenant et subsidiairement, en application de la jurisprudence Cayzeele (CE, 10 juillet 1996, Cayzeele, Rec., p. 274), l’annulation de l’article 1er de cet avenant. Parallèlement, par une requête enregistrée le même jour, l’association UFC Que Choisir contestait également la validité de l’avenant. L’argumentation des deux requêtes était relativement similaire et tendait, pour l’essentiel, à remettre en cause le maintien de l’exclusion des « autres dispositifs de suivi intelligents, de contrôle, de coordination et de stockage des flux électriques, d’injection comme de soutirage » des ouvrages concédés – elle tentait également à contester les modalités de calcul de l’indemnité de fin de contrat, mais cet aspect de la requête ne fait pas l’objet du présent commentaire.

Par deux jugements distincts rendus le même jour, le Tribunal administratif de Nancy a rejeté les requêtes qu’il a estimées irrecevables. S’agissant de l’association UFC Que Choisir, c’est en tant que son champ d’intervention national ne lui donnait pas qualité pour agir alors même qu’une association locale affiliée existait que la requête fut rejetée. La seconde décision retient davantage l’attention, non pas tant en ce que le Tribunal a dénié tout intérêt à agir aux requérants sur le fondement de la jurisprudence Département de Tarn-et-Garonne – bien que cela puisse mériter commentaire – mais en ce qu’il a refusé de contrôler la légalité de la clause relative aux compteurs, jugée non réglementaire. C’est sur ce point précis que l’on s’arrêta ici dès lors que le refus de reconnaître un caractère réglementaire à la clause paraît très fragile (I) et qu’il ne permet pas un jugement au fond sur la légalité de l’exclusion d’une partie du « système Linky » des ouvrages concédées (II).

I. Le caractère réglementaire de la clause relative aux compteurs en question

L’accès au juge du contrat concédé aux tiers par la jurisprudence précité Département de Tarn-et-Garonne a constitué, outre une simplification du contentieux contractuel de l’administration, une bonne occasion de filtrer les recours. En effet, sous l’angle du recours pour excès de pouvoir contre un acte détachable du contrat, l’intérêt à agir des usagers du service public concerné ou des contribuables locaux était relativement simple à démontrer. Désormais pour contester la validité d’un contrat, les tiers doivent être susceptibles d'être lésés dans leurs intérêts de façon suffisamment directe et certaine par la passation ou les clauses du contrat.

Dans la décision commentée, le Tribunal a clairement opté pour une interprétation particulièrement stricte de cette condition, limitant drastiquement l’accès au juge. Selon le Tribunal en effet, les requérants ne démontrent pas un tel intérêt à agir dès lors qu’ils n’établissent pas que l’avenant litigieux, « dans l’une ou l’autre de ces dispositions, a pour effet d’affecter l’organisation ou le fonctionnement du service public de la distribution et de la fourniture d’électricité, ou d’accroître les tarifs payés par les usagers » ou encore qu’il « engendrerait de manière suffisamment certaine des dépenses supplémentaires pour la CUGN, susceptibles d’avoir des répercussions significatives sur les finances de cette collectivité ».
Dès lors, les conclusions à fin d’annulation de l’article 1er, en tant qu’il serait une clause règlementaire, présentaient l’avantage pour les requérants d’être présentées dans un cadre beaucoup plus souple qui est celui de l’excès de pouvoir, où l’usager du service à intérêt à agir contre les clauses relatives à l’organisation, et au fonctionnement du service. L’existence, au sein des contrats administratifs, de clauses dites réglementaires en ce qu’elles ont des effets de droit sur des tiers au contrat, est reconnue depuis longtemps en jurisprudence, les usagers du service public, qui pouvaient s’en prévaloir de longue date (21 décembre 1906, Syndicat des propriétaires et contribuables du quartier Croix-de-Seguey-Tivoli, Rec., p. 962, conclusions Romieu) ayant obtenu le droit de contester ces clauses« par nature divisibles de l’ensemble du contrat » (CE, 8 avril 2009, Association Alcaly et autres, n° 290604).

Pourtant là encore, dans la décision commentée, le Tribunal a spectaculairement fermé son prétoire aux requérants. Relevant que l’article 1er de l’avenant litigieux à la convention de concession a modifié la clause relative à la propriété des dispositifs de comptage en les incluant dans la catégorie des ouvrages concédés, tout en excluant de cette catégorie d’autre dispositifs, il a estimé que cette clause « n’est pas relative à l’organisation ou au fonctionnement d’un service public » dès lors qu’elle « porte exclusivement sur les relations entre les parties signataires et ne présente pas de caractère réglementaire », ajoutant « qu’à supposer que cette clause puisse indirectement avoir des effets pour les tiers à l’expiration de la convention de concession, cette circonstance ne saurait à elle seule permettre de la regarder comme réglementaire ». Il a donc jugé irrecevable les conclusions tendant à l’annulation de cette clause. Une telle solution apparaît discutable en droit.

Dans ses conclusions conformes sur l’arrêt précité de la Cour administrative d’appel de Nancy, le rapporteur public, J.-M. Favret, avait ainsi estimé que « les clauses de la convention litigieuse relatives aux compteurs Linky (avaient) assurément un caractère réglementaire, puisqu’elles concernent le fonctionnement du service de distribution de l’électricité » et conclu, au regard de leur illégalité, à leur annulation. Cependant, la Cour s’était contentée d’en relever l’illégalité sans les annuler en propre, annulant uniquement la délibération autorisant à signer le contrat et la décision de le signer. Cette solution était juridiquement infondée dès lors que si les clauses avaient un caractère réglementaire, dès lors que la Cour était saisie de conclusions demandant leur annulation, elle devait y faire droit une fois leur illégalité constatée. A l’inverse, pour que l’illégalité de ses clauses n’entraîne par leur annulation, il eut fallu pour la Cour reconnaître expressément que les requérants les qualifier à tort de clauses réglementaires, ce qu’elle s’était bien gardé de faire, confirmant implicitement l’analyse de son rapporteur public.

De sorte qu’en rejetant si facilement le caractère d’une clause qui, pour être relative au périmètre de la concession, a nécessairement trait à l’organisation et au fonctionnement du service la décision commentée laisse un goût d’inachevé.

II Questions sur la propriété du "système Linky"

Les requérants avaient contesté l’appropriation par le concessionnaire des compteurs Linky dès leur recours contre les actes détachables de la signature de la concession en 2011. Sur ce point, le Tribunal administratif de Nancy ne leur avait pas donné raison, dans son jugement précité du 14 mai 2013, en estimant qu’ils ne relevaient pas de la domanialité publique et que, dès lors, les parties avaient pu prévoir une appropriation privative de ceux-ci par le concessionnaire pour la durée du contrat. Une telle interprétation a été expressément infirmée par la Cour administrative d’appel qui avait clairement jugé que ces compteurs constituent des ouvrages de branchement au sens des dispositions de l'article 1 du décret n° 2007-1280 du 28 août 2007 - désormais codifiées à l’article D. 342-1 du Code de l’énergie – et font, en tant que tels, partie du réseau public de distribution appartenant, en vertu de l'article L. 322-4 du Code de l'énergie, à l’autorité concédante. La Cour a ainsi estimé que les compteurs Linky étaient des biens appartenant au patrimoine des autorités concédantes par effet de la loi. En tant que tels, ils ne pouvaient donc faire l’objet d’aucune appropriation privative, même provisoire, et ce quelles que soient les garanties prévues au contrat.

Or, en exécution de cette décision, la clause insérée par l’avenant litigieux modifiait les articles 2 et 19 du cahier des charges en intégrant les compteurs proprement dits dans les ouvrages concédés mais en excluant tout aussi explicitement tout autre dispositif de suivi intelligent. Pour l’essentiel, les requérants estimaient que, ce faisant, les parties étaient convenues que si les compteurs entraient bien dans le patrimoine de la concession, ce n’était pas le cas des éléments qui en permettent la gestion. Selon eux, en application des stipulations litigieuses, tout ouvrage créé ou installé pour permettre de nouveaux usages du réseau de distribution d’électricité dans le cadre du déploiement des réseaux dits intelligents ou « smart grids » semblait être exclu du périmètre des ouvrages concédés. Ils en tiraient pour conséquence qu’au regard des normes juridiques dont avait fait application la Cour administrative d’appel de Nancy pour annuler la précédente clause, cette clause était également illégale en tant qu’elle ne prévoyait pas les modalités selon lesquelles la remise des moyens de gestion des compteurs en fin de contrat pourrait être pleinement opérationnelle, c’est-à-dire les modalités selon lesquelles la continuité du service public pourra être assurée.

Pour comprendre de quoi il retourne, il faut avoir en tête que, comme le notent deux auteurs très au fait de la cause « pour être précis, plutôt qu'un "compteur Linky", il est préférable d'évoquer un "système Linky" composé de trois éléments indissociables : les compteurs, les concentrateurs et le système d'information central ». Dans ce cadre, le compteur n’est qu’une partie d’un tout : il est « relié au concentrateur par la technologie du courant porteur en ligne dite "CPL", tandis que le concentrateur est relié au système d'information central par la technologie "GPRS" » (C. Menard, J.-B. Morel, Le déploiement des compteurs communicants Linky, RFDA, 2017, p. 437). De fait, le système d’information paraît bien être le cœur du système Linky, ayant vocation à terme à être réparti entre un système d’information central et des systèmes d’information locaux. Or, il paraît aujourd’hui difficile d’articuler propriété publique des compteurs et appropriation privée de la technologie permettant de les rendre « intelligents ».

Sur le plan technique et matériel, lors du précèdent contentieux devant la Cour administrative d’appel de Nancy, le gestionnaire de réseau avait fait valoir qu’intégrer les compteurs Linky aux ouvrages concédés était matériellement impossible car ceux-ci formaient un tout avec les instruments permettant des gérer : c’est le fameux système Linky. Et si l’argument avait fait long feu, désormais, le même gestionnaire se satisfait parfaitement de cette situation dissociant la propriété des différents éléments formant le système Linky.

En pratique, si les données contenues dans le système d’information centralisé par le gestionnaire de réseau forment un tout indivisible avec les dispositifs de comptage dits « intelligents », la restitution des données relatives aux différents abonnés, imposé par les textes, pourrait impliquer – a minima – d’accorder une licence d’utilisation de cet outil aux différents concédants en fin de contrat. En effet, les dispositifs de comptage « intelligents » revenant à la collectivité en fin de contrat ne seraient que de simples compteurs si toute la technologie permettant de les rendre « intelligents » restait entre les mains d’une société privée sans possibilité pour le concédant d’y avoir accès.

De sorte que par son caractère exclusif, la clause litigeuse paraît bien de nature à poser de nombreux problèmes en cas de nouvel attributaire des concessions de distribution publique d’électricité.

 

 

 

 

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